Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
JANVIER 1768.

On nous a servi pour nos étrennes un Dîner du comte de Boulainvilliers, en trois services bien garnis, c’est-à-dire trois entretiens bien étoffés, l’un avant dîner, l’autre pendant le dîner, le troisième après le dîner, pendant le café. Le titre de ce Dîner porte l’année 1728, et nomme pour auteur M. de Saint-Hyacinthe ; mais ceux qui ont du palais prétendent que ce dîner n’est pas servi depuis quarante ans, et qu’il sort tout fraîchement de la casserole du grand-maître des cuisines de Ferney. Il a un très-grand succès à Paris, quoique ce ne soit qu’une répétition des Lettres sur les miracles, du Caloyer, du Zapata, et d’autres écrits de ce genre. La grande gaieté qui y règne a beaucoup contribué à ce succès, et la rareté de la brochure l’a augmenté. Il n’y a eu pendant très-longtemps qu’un seul exemplaire à Paris, qui a passé de mains en mains avec une rapidité étonnante ; et la fureur d’avoir ce Dîner a été si grande qu’on en a tiré des copies en manuscrit, quoique la brochure ait soixante pages in-12 bien serrées, et d’un menu caractère. Dans le fait, cela a des longueurs : c’est une répétition de tout de ce qui a été réchauffé bien souvent dans cette cuisine ; mais cela fourmille de traits gais, brillants et plaisants. Le but du cuisinier est de prouver que la religion chrétienne est de dure digestion pour les philosophes et les gens sensés, et de mauvaise digestion pour les citoyens et les bonnes âmes, en sorte que c’est, suivant M. de Saint-Hyacinthe, un ragoût à réformer de toute cuisine bien montée. Les interlocuteurs des trois entretiens sont M. le comte de Boulainvilliers, madame la comtesse, M. l’abbé Couet et M. Fréret, qui sont priés à dîner. Tous ces personnages sont historiques. Vous connaissez les ouvrages du comte de Boulainvilliers ; c’était un célèbre athée qui croyait à la science de l’astrologie. L’abbé Couet était en son vivant janséniste et grand pénitencier de l’archevêché de Paris. Il mourut assassiné. Un dévot mélancolique, et moitié fou, étant venu se confesser à lui pour un cas réservé, que les grands pénitenciers ont seuls le pouvoir de remettre, l’abbé Couet le renvoya, et se mit en chemin pour regagner sa maison ; mais à peine sorti de l’église, il reçut de son pénitent, qui l’avait suivi, trois coups de couteau, dont il mourut quelques jours après. Pour Fréret, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, c’était un fort savant homme, fort dépourvu de