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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

dans son état de citoyen, tandis qu’à peine délivré de ses chaînes, il a repris son travail et son commerce avec une nouvelle activité, et qu’il contribue de toutes ses forces à la prospérité d’une ingrate patrie qui n’a employé toutes les siennes qu’à l’opprimer et à le perdre. Ô vertu ! si ce sont là tes épreuves et tes récompenses, les hommes ne sont plus dignes que tu habites parmi eux.

On dit que l’auteur de l’Honnête Criminel changera d’abord ce titre, qui est bien ridicule, et que la pièce sera intitulée la Tendresse filiale ; qu’il en retranchera quatre ou cinq cents vers sur les avis que lui a donnés M. Marmontel ; et que la pièce, ainsi châtiée, sera jouée le mois prochain sur le théâtre particulier de Mme la duchesse de Villeroy. On dit aussi que l’on proposera aux personnes qui assisteront à cette représentation de se taxer volontairement, et que cette souscription se fera au profit de M. Fabre ; mais j’aime à croire que cette souscription n’aura pas lieu. J’avoue que je ne pourrais souffrir qu’on traitât cette année M. Fabre comme on a traité l’année dernière M. Molé. Il s’en faut bien que je trouve l’état d’un comédien indigne d’un citoyen ; mais je ne veux pas que l’on confonde M. Fabre avec un comédien, ni qu’on suppose un seul instant qu’il doive être secouru de la même manière. M. Fabre est un homme que son malheur et sa vertu ont rendu sacré ; il faut donc respecter son malheur et sa vertu. Aucun de nous ne s’est trouvé dans le défilé terrible où une loi détestable et un hasard malheureux l’avaient conduit ; aucun de nous ne peut donc dire s’il aurait été un héros comme M. Fabre.

On ne désespère pas, si la pièce fait de l’effet sur le théâtre de Mme la duchesse de Villeroy, d’obtenir la permission de la faire jouer sur celui de la Comédie-Française. Je dis que, quand elle serait encore plus mauvaise qu’elle n’est, elle réussira, et fera le plus grand effet chez Mme de Villeroy parce que la force du sujet, et la faveur secrète, mais générale, dont il jouit, entraîneront tous les cœurs ; mais je dis que, quoi qu’il arrive, la pièce ne sera pas jouée à la Comédie-Française : il s’en faut bien que nous en soyons là[1].

  1. Voir ci-après la fin de la lettre du 1er mai 1768. L’Honnête Criminel fut représenté en 1778, à Versailles, sur le théâtre de la cour, à la demande de la reine, mais il ne fut donné à Paris qu’en 1790. (T.)