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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

avait pas d’autre. M. de La Grange a le style facile et coulant ; il écrit purement, il ne manque pas d’élégance. Les gens du monde qui ne peuvent lire le poëme de Lucrèce dans l’original sont trop heureux d’avoir cette traduction, et de profiter des notes dont l’auteur l’a enrichie ; les gens de lettres ne seront pas fâchés d’avoir une édition correcte du texte latin, que l’auteur a eu soin de faire mettre à côté de sa traduction ; ainsi tout le monde sera content. Ce serait à la vérité s’abuser que de croire que M. de La Grange ait fait passer dans sa traduction le charme et la grâce, et ce je ne sais quoi de doux et de sévère qu’on remarque dans les beaux endroits de Lucrèce ; mais si elle n’a pas le coloris de l’original, elle se lit du moins très-agréablement, et c’est certainement une des meilleures traductions que nous ayons en français. Les Italiens font grand cas de celle de Marchetti, d’après laquelle le libraire Panckoucke a publié au commencement de cette année une espèce de Traduction libre de Lucrèce[1], qui est heureusement oubliée. Les Italiens sont peut-être de toutes les nations modernes la seule qui puisse avoir d’excellentes traductions ; le génie de leur langue et sa flexibilité se prêtent à l’imitation de toutes sortes de caractères, de manières et d’expressions.

Comme M. de La Grange vit dans la maison de M. le baron d’Holbach, et par conséquent dans le centre des philosophes de Paris, on n’a pas manqué de dire que sa traduction était leur ouvrage, et qu’il n’avait fait que prêter son nom. Les Cogé et autres marauds de cette espèce ont même ajouté que c’est en vertu de leur projet favori de détruire la religion que les philosophes avaient voulu mettre entre les mains de tout le monde une bonne traduction du poëte le plus incrédule de l’antiquité. Cette calomnie n’a pas pris, je ne sais pourquoi : j’en ai vu réussir de plus bêtes ; apparemment que les oisifs de Paris et les grandes dames, voyant que la traduction de Lucrèce ne se lisait pas comme la brochure du jour, n’ont pu l’honorer que de leur indifférence, et ont refusé aux cuistres leur secours pour accréditer et établir cette opinion. Il n’est pas vrai que d’autres plumes que celles de M. de La Grange aient part à cette traduction. M. Diderot l’a, à la vérité, revue avec l’auteur avant l’im-

  1. 1768, 2 vol.  in-12.