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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

plein de vigueur, mais dont la vue harassait votre imagination. Aujourd’hui l’on voit un maître qui se joue de son métier, et qui compose avec d’autant plus de sûreté qu’il lui en coûte moins de peine ; la chaleur de son style et la magie de son coloris vous dérobent ce que ses idées peuvent avoir quelquefois de mesquin ou de trivial. Une langue aussi ingrate pour la musique que la langue française permet rarement à un compositeur de nous présenter de ces idées neuves et précieuses qui nous enchantent dans les ouvrages des maîtres italiens ; et quand par bonheur un compositeur français a trouvé quelque idée de cette espèce, il est obligé bien vite de la laisser là, la raideur de sa langue s’opposant à tout développement : c’est avoir son enfer en ce monde que d’être condamné à faire de la musique sur des paroles françaises. Une autre espèce de damnation, c’est d’avoir pour juges des oreilles françaises. Il y a tel air dans le Jardinier de Sidon qui aurait suffi ailleurs pour faire la fortune de la pièce, c’est-à-dire que, pour le plaisir d’entendre cet air vingt fois de suite, on aurait porté la pièce aux nues ; et ici, toute la magie du musicien n’a pas pu faire supporter la platitude du poëte. Il y a un air que chante Mme Laruette, accompagné d’un violon, d’un hautbois et d’un cor de chasse obligés : on n’a encore rien entendu en France dans ce goût-là. Presque tous les airs de Caillot et tous ceux de Mme Laruette sont charmants. On a reproché à Philidor quelques réminiscences de son opéra d’Ernelinde, et l’on a eu raison ; il y a surtout un duo où la réminiscence est sensible ; mais qu’est-ce que cela fait ?

Le Jardinier de Sidon n’a pas été sifflé, parce que le poëte a eu soin de finir sa pièce par un couplet qui s’adresse au parterre, et que le parterre est toujours sensible à cette politesse ; mais la pièce n’a eu jusqu’à présent que de très-faibles représentations, et le ton général c’est d’en dire beaucoup de mal. Il est vrai que c’est un rude homme que ce M. de Pleinchesne ; il a choisi pour son sujet Abdolonyme, jardinier de Sidon, rétabli par Alexandre le Grand sur le trône de ses ancêtres. Feu M. de Fontenelle nous gratifia, peu de temps avant sa mort, d’un recueil de comédies de sa façon, qu’il aurait mieux fait pour sa gloire de ne jamais publier. Le berger et philosophe Fontenelle n’avait ni chaleur, ni naturel, ni rien de ce qu’il faut pour