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JANVIER 1768.

notoriété publique dans ce pays-ci. Les protestants, qui fourmillent dans notre province, ont éprouvé de fréquentes vicissitudes de tolérance et de persécution, à raison des assemblées qu’ils forment dans les déserts. Pendant un temps de calme, on faisait aller chaque dimanche, sur le lieu de l’assemblée de la ville de Nîmes, un détachement peu nombreux des troupes de la garnison, commandé par un sergent. Ces troupes revenaient pêle-mêle avec les personnes qui avaient formé l’assemblée, paraissaient chercher par leurs discours à rassurer ceux qui auraient pu les craindre, et à inspirer une confiance générale. Cette manœuvre avait duré plus d’un mois, lorsque tout à coup le sergent qui commandait le détachement ordinaire eut ordre d’arrêter quelques-uns des plus apparents des hommes qu’il trouverait sur le chemin de l’assemblée. Le sort tomba sur le sieur Turge et le sieur Fabre le père. Le fils de celui-ci, qui était en leur compagnie, avait pris la fuite en exhortant son père à le suivre ; mais voyant que l’âge, la frayeur, et la difficulté des chemins, l’avaient mis dans l’impuissance d’échapper, et qu’il était tombé entre les mains des soldats, il rebrousse chemin et vient se jeter au milieu d’eux, en les conjurant de le recevoir en échange de son père. Celui-ci s’opposait à cette action généreuse, et s’écriait qu’il ne voulait point sacrifier son fils, jeune et plein de force, aux faibles restes de la vie d’un vieillard prêt à mourir. Ce combat touchant de l’amour paternel et de la piété filiale, qui aurait tiré des larmes des cœurs les plus durs, fit effet sur ceux des soldats. Ils s’attendrirent, mais il leur fallait une victime : le devoir, dans les militaires, parle plus haut que la compassion. Les instances du fils décidèrent le choix : il fut emmené, et l’on renvoya le père, au désespoir de n’avoir pas la force de suivre son fils lorsqu’il en avait le courage.

« Peu de temps après cet événement, M. le maréchal de Mirepoix vint prendre le commandement de la province. Des gens qui cherchaient à se rendre nécessaires persuadèrent à ce seigneur qu’il contraindrait facilement le ministre Paul Rabaut[1]

  1. Le gouvernement a été obligé jusqu’à présent de souffrir malgré lui ce ministre en Languedoc, et n’a pas osé sévir contre un homme qui a un si grand crédit sur l’esprit du peuple (Grimm). Il était père de Rabaut de Saint-Étienne, qui a joué un rôle remarquable dans nos mouvements politiques. (T.)