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JUILLET 1768.

De À tous ses devoirs si fidèle,
De ton esprit n’est point l’enfant heureux ;
De Tu l’as bien peint, mais le modèle
De Vit dans ton âme et sous tes yeux.

J’observe au poëte anonyme que sa pensée n’est pas heureuse ; car si Mme Saurin ressemble à Mme Béverley, ce ne peut être que parce qu’elle a la même douceur, la même patience, la même résignation, et qu’elle est par conséquent exposée aux mêmes épreuves ; si cela est, il s’ensuit que M. Saurin est un méchant garnement, comme M. Béverley, peu digne des vertus et de l’attachement d’une telle femme. Or, M. Saurin est un très-honnête homme, comme tout le monde sait : donc, le poëte anonyme est une bête, et son vertueux madrigal une pauvreté : ce qu’il était fort peu important de prouver.

La Gageure imprévue n’est pas imprimée, et ne le sera que l’hiver prochain à la reprise[1]. Un académicien qui n’est pas un sot m’a assuré ces jours passés que la situation du conte était beaucoup plus comique et plus plaisante que celle de la pièce, en ce que c’est son amant que cette femme enferme dans le cabinet, sur la porte duquel elle tient ensuite les yeux de son mari constamment fixés, ce qui était bien autrement intéressant. Je vois bien que je n’ai pas la vocation d’un académicien. J’estimais précisément M. Sedaine de ce qu’il avait eu assez d’esprit et assez de goût pour faire de Mme de Clinville une femme à la vérité étourdie et un peu vaine de la finesse de son esprit, mais, pour cette raison même, vertueuse et d’une conduite irréprochable. Je crois que, malgré l’académicien, je resterai de cet avis. Je ne vois dans le conte qu’une femme impudique qui arrête un inconnu sur le grand chemin, couche avec lui, et, surprise par son mari, l’enferme dans son cabinet, où elle a ensuite assez d’impudence pour tenter son mari, par ses agaceries, d’y entrer, et pour l’en empêcher par une contenance artificieuse et hardie. Cela peut être plus lascif, j’en conviens, mais pour plus intéressant, c’est autre chose ; et une telle créature est meilleure à enfermer dans un hôpital qu’à montrer sur un théâtre. Je persiste dans mon estime pour M. Sedaine,

  1. Paris, Hérissant, 1769, in-8°.