Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 8.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

bonne loi est celle qui, en ordonnant une bonne chose, en assure en même temps les moyens d’exécution. M. Poivre aurait dû nous apprendre comment on empêche à la Chine que les favoris du vice-roi, les protégés de ses commis et de ses secrétaires, ceux qui secondent ses vues particulières, souvent opposées au bien général, ceux enfin qui ont le moyen d’acheter des certificats d’un mérite qu’ils n’ont pas, ne soient placés sur la liste préférablement à ceux qui n’ont que du mérite sans intrigue, sans faveur et sans protection.

Je ne nie pas à M. Poivre que nos grandes routes ne soient trop larges et trop multipliées en France, qu’on n’emploie à cet usage, avec beaucoup trop de légèreté, une étendue considérable d’un terrain très-précieux ; je ne lui dispute pas l’utilité des canaux, trop peu multipliés dans notre Europe ; mais quand il regrette le terrain que nous semons en fourrage pour la nourriture des chevaux au lieu de l’ensemencer en blé ; quand il nous dit que les Chinois aiment mieux nourrir des hommes que des chevaux, je ne puis m’extasier avec lui sur cette préférence. Je ne regretterai jamais que les hommes qui, parmi nous, remplaceraient le travail des chevaux et des bêtes de somme, ne soient pas nés. Il y aurait deux millions de porteurs de chaise et de traîneurs de brouette de plus en France que la nation n’en serait ni plus riche, ni plus heureuse, ni plus puissante, ni plus respectée. Ajoutez que l’usage des chevaux, en abrégeant le temps nécessaire au transport des personnes et des denrées, accélère toutes les opérations, hâte et presse la circulation générale, double et triple le temps, et allonge véritablement la vie de chaque citoyen. Cette considération mérite bien, ce me semble, qu’on sacrifie quelques prés à la nourriture des chevaux, et je suis étonné qu’elle ait échappé à un homme aussi sage que M. Poivre.

On ne lit point sans attendrissement la description que ce voyageur philosophe fait de la cérémonie de l’ouverture des terres, pendant laquelle l’empereur en personne conduit la charrue, et laboure un champ une fois chaque année. Cette cérémonie se fait dans les premiers jours de notre mois de mars ; chaque vice-roi l’observe dans sa province. M. Poivre l’a vue à Canton avec un plaisir singulier, et l’on peut imaginer tout ce qu’un philosophe d’Europe peut penser de noble, de pathétique