Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 15.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cruel sacrifice » : c’est le sentiment qui paraît empreint sur ses lèvres, mais avec une douleur sombre et recueillie qui marque assez tout ce qu’il lui fallut rassembler de force et de constance pour remporter une victoire si pénible, pour soutenir un dévouement si héroïque, eminente animo patrio inter publicæ pœnæ ministerium[1]. Cette figure austère, isolée et comme ensevelie dans les ténèbres, forme un contraste admirable avec ce groupe de femmes éclairé d’une lumière assez vive, mais douce et tranquille ; c’est la femme de Brutus avec ses deux filles, les bras tendus douloureusement vers les corps de ses deux fils que les licteurs portent dans le lieu destiné à leur sépulture. L’une d’elles tombe évanouie sur le sein de sa mère, l’autre semble avoir voulu suivre encore des yeux ces dépouilles si chères, mais elle n’en a pas la force ; ses mains placées devant son visage repoussent loin d’elle ce spectacle d’effroi. Une femme plus âgée, la mère de Brutus, assise dans l’enfoncement, se couvre d’un grand voile. Toute imparfaite, toute inanimée qu’est cette description, ne donne-t-elle pas l’idée d’un tableau sublime, d’une composition aussi grande que simple ? Ajoutez-y l’exécution la plus vraie et la plus finie. Les groupes sont disposés de manière que l’art ne s’y fait point apercevoir. Quelque soin qu’on puisse admirer dans les moindres détails, il n’est aucun de ces détails qui puisse distraire l’imagination, parce qu’il n’en est point qui ne soit nécessaire au sujet ; tout paraît tenir au développement naturel de l’idée principale. Plusieurs personnes ont observé qu’il existait dans ce tableau deux scènes séparées, le plus grand défaut qu’on puisse reprocher à un ouvrage de ce genre, et nous conviendrons qu’avant d’avoir vu l’ensemble du sujet, avant d’avoir pu saisir toute la pensée de l’artiste, l’œil est en quelque sorte blessé de ce partage singulier de lumière et d’ombre qui divise, pour ainsi dire, la toile en deux parties tout à fait différentes. Mais lorsqu’avec une attention plus soutenue on a bientôt aperçu la liaison intime des deux scènes, on ne peut plus douter que l’action ne soit une, sans équivoque, et, grâce à la double scène, sans cesser d’être unique l’intérêt n’en devient que plus vif et plus touchant. Le dessin est d’une pureté digne du pinceau de Raphaël ; les têtes sont nobles et de l’expression la plus admi-

  1. Tite-live, livre II, chap. V.