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sembler la plus brillante société de la ville et de la cour, et de tous les hommages enfin que lui attirent la gloire de son père et sa propre célébrité, sans compter encore un désir de plaire tel qu’il suppléerait seul peut-être tous les moyens que lui ont prodigués la nature et le destin.

La première de ces Lettres contient quelques idées générales sur le style de Rousseau ; les voici : Nous louerons peu, nous critiquerons encore moins, pour avoir le plaisir de citer beaucoup.

« Il ne travaillait ni avec rapidité ni avec facilité, mais c’était parce qu’il lui fallait pour choisir entre toutes ses pensées le temps et les efforts que les hommes médiocres emploient à tâcher d’en avoir ; d’ailleurs ses sentiments sont si profonds, ses idées si vastes, qu’on souhaite à son génie cette marche auguste et lente. Le débrouillement du chaos, la création du monde se peint à la pensée comme l’ouvrage d’une longue suite d’années, et la puissance de son auteur n’en paraît que plus imposante.

« C’est à la raison plutôt qu’à l’éloquence qu’il appartient de concilier des opinions contraires ; l’esprit montre une puissance plus grande lorsqu’il sait se retenir, se transporter d’une idée à l’autre ; mais il me semble que l’âme n’a toute sa force qu’en s’abandonnant, et je ne connais qu’un homme qui ait su joindre la chaleur à la modération, soutenir avec éloquence des opinions également éloignées de tous les extrêmes, et faire éprouver pour la raison la passion qu’on n’avait jusqu’alors inspirée que pour les systèmes.

« On a souvent vanté la perfection du style de Rousseau ; je ne sais pas précisément si c’est là l’éloge qu’il faut lui donner. La perfection semble consister plus encore dans l’absence des défauts que dans l’existence de grandes beautés, dans la mesure que dans l’abandon, dans ce qu’on est toujours que dans ce qu’on se montre quelquefois ; enfin la perfection donne l’idée de la proportion plutôt que de la grandeur ; mais Rousseau s’abaisse et s’élève tour à tour, il est tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de la perfection même ; il rassemble toute sa chaleur dans un centre, et réunit pour brûler tous les rayons qui n’eussent fait qu’éclairer s’ils étaient restés épars. Ah ! si l’homme n’a jamais qu’une certaine mesure de force, j’aime mieux celui qui les emploie toutes à la fois ; qu’il s’épuise s’il le faut, qu’il me laisse