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NOVEMBRE.

Le lundi 8 octobre, on a donné, au Théâtre-Français, la première représentation d’Augusta[1], tragédie en cinq actes, en vers, de M. Fabre d’Églantine, encore tout froissé de la chute de sa comédie des Gens de lettres, dont nous avons eu l’honneur de vous rendre compte dans notre dernière feuille.

Le choix du sujet d’Augusta nous a paru d’une hardiesse intéressante : c’est l’atrocité de la procédure intentée à Abbeville, en 1766, contre l’infortuné chevalier de La Barre, que l’auteur a eu le courage de présenter au théâtre sous des noms grecs et romains, mais en se permettant cependant d’en adoucir la catastrophe, parce qu’il y a des choses qu’on supporte au Palais, et qu’on ne supporterait pas sur la scène. Avant d’entreprendre l’analyse de la tragédie, il convient donc de rappeler à nos lecteurs la déplorable histoire qui en a fourni l’idée.

Mme Feydeau de Brou, fille d’un garde des sceaux de France, et abbesse du couvent de Villancourt, à Abbeville, avait fait venir auprès d’elle le chevalier de La Barre, son neveu, jeune militaire, petit-fils d’un officier général, dont le père avait dissipé sa fortune. Elle le logea dans l’extérieur de son couvent. Un nommé Belleval, lieutenant d’une petite juridiction de cette ville, était amoureux de cette abbesse, et elle fut obligée, pour faire cesser ses importunités, de le chasser de sa maison. Belleval ne douta pas que ce ne fût l’amour de la tante pour son neveu qui l’eût fait expulser, et il conçut le projet de perdre le chevalier de La Barre. Il sut que ce jeune militaire et un sieur d’Étallonde, fils d’un président de l’élection, à peine âgé de dix-huit ans, avaient passé devant une procession sans ôter leurs chapeaux ; que des gens qu’on n’a jamais pu connaître avaient endommagé un crucifix de bois posé sur un pont d’Abbeville, et il résolut de se servir de ces moyens pour perdre son prétendu rival. L’évêque d’Amiens, à qui il dénonça ces faits, fit lancer des monitoires, ordonna une procession solennelle en l’honneur du crucifix mutilé, ce qui ne manqua pas d’exalter toutes les têtes de son diocèse. Le dénon-

  1. Ce nom est ridicule. Je préfère beaucoup, disait un mauvais plaisant, celui d’une tragédie de Collé, Angusta. (Meister.)