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amenées, mais un peu froides. On peut louer cet ouvrage d’être bien filé, on y doit blâmer les caractères, qui sont tous misérables. Vous trouveriez ici plus de détails, madame, sur cette tragédie, si on ne m’avait averti que vous lisiez le Mercure de France. Comptez sur les extraits que vous y verrez, ils sont assez exacts, mais rabattez beaucoup des éloges. Nous sommes accoutumés à y voir élever aux cieux des rapsodies où il n’y a pas le sentiment commun et qui ont été sifflées à la première représentation.

— Toute l’Europe attend, depuis le commencement de ce siècle, l’Anti-Lucrèce du cardinal de Polignac. Ce poëme va paraître dans huit ou dix jours : j’aurai l’honneur de vous faire l’histoire de l’auteur et de l’ouvrage.

— L’Académie française, qui distribue tous les ans un prix de poésie, vient de couronner pour la seconde fois un jeune homme nommé Marmontel, rimeur exact, mais sans génie. Le sujet du poëme était la clémence de Louis XIV perpétuée dans son successeur. Tous les siècles sont condamnés à entendre l’éloge d’un prince qui, quoique grand, fut pourtant trop loué pendant sa vie. Le fondateur du prix était idolâtre de ce prince célèbre, et il a jugé à propos de lui dresser des autels. Cet homme si zélé pour la gloire du roi était l’évêque de Noyon et de la maison de Clermont-Tonnerre. Il est fameux parmi nous par les idées risibles qu’il s’était formées sur l’excellence de la noblesse. Lorsqu’il prêchait, il appelait ses auditeurs « canaille chrétienne ». C’est une coutume inviolable à l’Académie française que celui qui est reçu fait l’éloge de son prédécesseur. M. de Noyon viola cet usage parce qu’il succédait à un roturier. Ce prélat s’était chargé de faire le panégyrique de je ne sais quel saint ; il lut dans sa vie qu’il n’était pas noble, et aussitôt il s’alla dégager. M. de Noyon avait un neveu qui était colonel ; ce jeune officier écrivait à Louvois pour lui demander quelque grâce : il mit au haut de la lettre : « Monseigneur », et il ajouta immédiatement : « Ne montrez pas ma lettre à mon oncle, car il me déshériterait ».

Ce prélat traita les MM. de Harlay de bourgeois, dans un cercle ; quelques jours après, il alla pour dîner chez le premier président du Parlement, qui était chef de cette maison. Ce magistrat le refusa, en disant qu’il n’appartenait pas à un petit