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NOUVELLES LITTÉRAIRES

superbes édifices que M. de Colbert avait achevés sous le règne de Louis XIV, pour l’embellissement de notre capitale, n’ont pas été entretenus ; que ceux qu’il avait projetés n’ont pas été suivis. À la place de ces monuments de notre bon goût et de notre magnificence, on a vu s’élever des édifices si ridicules qu’ils annoncent à l’étranger qui les voit une nation pauvre et barbare.

Cet ouvrage, qu’on ne peut lire avec plaisir si on ne connaît bien Paris, est de M. de La Font, auteur de quelques Réflexions sur la peinture et d’une critique de l’Histoire du Parlement d’Angleterre[1]. Son style ne vous plaira pas ; il n’est ni correct, ni élégant, ni concis, mais vous serez peut-être échauffé par le zèle et l’enthousiasme qui règnent dans cette production. Deux faits que je vais rapporter justifieront à vos yeux la vivacité et même l’amertume de l’écrivain.

Lorsque Le Nôtre, le premier homme qu’il y ait jamais eu pour la distribution des jardins, travaillait à ceux de Versailles, Louis XIV voulut l’entretenir sur cela. À chaque grande pièce dont cet homme célèbre marquait au roi la position et décrivait les beautés qui lui étaient destinées, le prince l’interrompait en lui disant : « Le Nôtre, je vous donne 20,000 francs. » Cette magnifique approbation fut si souvent répétée qu’elle fâcha le généreux artiste. Il s’arrêta à la quatrième interruption et dit à son maître : « Sire, Votre Majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais. » Comparez ce trait de générosité avec le trait d’avarice qui va suivre. Il fut proposé, sous le ministère du cardinal de Fleury, d’abattre le Louvre pour vendre les matériaux. Cette extravagante proposition fut écoutée, mise en délibération, et allait passer tout d’une voix, lors qu’un des membres de cette assemblée, qui heureusement pour l’honneur de la nation n’avait ni fièvre ni transport, demanda qui serait le garant de l’entreprise de cette démolition, dont les exécuteurs pouvaient s’assurer d’être assommés par tous les citoyens au premier coup de marteau. La seule crainte d’une émotion fit échouer l’indigne projet de détruire le plus bel édifice qui soit dans l’univers.

M. de Voltaire, indigné comme le reste de la nation du

  1. De Raynal lui-même. Voir plus haut, p. 181.