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LE BARON DE GRIMM

qu’il venait de subir dans un âge qui ne permet plus guère de se laisser éblouir par de vaines illusions. L’homme de cour n’avait pas cessé d’être philosophe, mais il l’était sans morgue, et sa philosophie, comme sa reconnaissance pour les faveurs de la fortune, était toujours de la plus aimable simplicité et du meilleur ton.

Avant de venir exercer à Paris les fonctions de sa nouvelle place, il fit encore un voyage en Allemagne, en Suisse, en Italie, et de Naples il se rendit à Pétersbourg pour y porter lui-même aux pieds de Catherine II l’hommage de ses respects et de sa reconnaissance. Cette princesse, qui goûtait infiniment le genre de son esprit, aurait désiré le retenir auprès d’elle ; mais des liens sacrés de devoir et d’amitié le rappelaient à Paris et ne lui permirent point d’accepter les offres brillantes qu’elle daigna lui faire alors.

Elle en parut d’abord blessée, mais sa magnanimité trouva bientôt dans les motifs mêmes qui l’empêchaient de céder à de si flatteuses instances de nouvelles raisons de lui conserver son estime, sa confiance, et ses bienveillantes bontés.

M. de Grimm avait fait le voyage d’Italie avec M. le comte de Romanzolf, aujourd’hui ministre de l’intérieur, et si je ne me trompe, il ne s’en sépara qu’après l’avoir ramené au sein de sa patrie et de sa famille ; mais ce que je sais bien sûrement, parce qu’il me l’a répété plus d’une fois, c’est que, malgré la très-grande différence d’âge qu’il y avait alors entre le jeune comte et lui, son âme n’avait jamais éprouvé pour aucun de ses anciens amis un attrait plus vif, un attachement plus profond. Ce fut, comme il le disait lui-même, sa dernière passion. Il aimait à citer un mot de lui qui avait aussi frappé très-particulièrement M. Necker. On venait de s’entretenir avec beaucoup d’admiration des projets qu’on supposait alors à Catherine II pour la conquête de la Grèce et de Constantinople. « J’ignore quelles sont les vues de ma souveraine, dit le jeune comte, mais l’empire de Russie est déjà si grand que, si l’on voulait en reculer à ce point les limites, il faudrait, pour pouvoir le gouverner, inventer quelque chose de plus subtil encore que tous les secrets du despotisme. »

Jean-Jacques a dit quelque part que le roi des hommes est le meilleur des amis. Quelques injures que ce même Jean-Jac-