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dans quatre ou cinq jours. Vous y verrez un premier acte et la première moitié du second admirables, la fin du secoud, le troisième et le quatrième médiocres ou même mauvais, et le cinquième détestable. Il n’y a ni intrigue, ni action, ni coups de théâtre dans cette pièce. Ce n’est qu’un dialogue, et vous savez sans doute que Crébillon n’a jamais su dialoguer. Tous les caractères sont manques. Catilina, qui est le plus supportable, est ou furieux, ou sophiste, ou mauvais railleur ; Cicéron, poltron et peu discret ; Caton, inconséquent et crédule ; Fulvie, folle, Tullie, incertaine ; Probus, hypocrite et maladroit ; le sénat, imbécile : la catastrophe est sentie un quart d’heure avant qu’elle arrive. On la devine en voyant Catilina son poignard à la main, et qui ne lui sert que de contenance jusqu’au moment où il se tue.

Cependant n’allez pas croire que la tragédie de Crébillon soit entièrement sans mérite. Il y règne une force de raisonnement, une élévation de pensées et, le plus souvent, une hardiesse de versification qui font estimer l’auteur dans le temps même qu’on ne goûte point son ouvrage. Le peu de succès de Catilina n’a pas empêché M. Roy, le premier de nos poètes lyriques, de faire à la louange de Crébillon les mauvais vers que vous allez lire :

Si Ouinault vivait encor,
Loin d’oser toucher la lyre,
Je ne me ferais pas dire
De prendre ailleurs mon essor.
Usurpateurs de la scène,
Petits bâtards d’Apollon,
Attendez que Melpomène
Soit veuve de Crébillon.

Comme vous m’avez paru souhaiter de connaître le caractère de nos grands écrivains, j’aurai l’honneur de vous dire que M. de Crébillon est négligé dans sa personne, plus franc que poli dans ses manières, plutôt hardi que délicat dans ses discours, d’un commerce assez sûr, mais peu agréable. Une chose qui l’a distingué de nos autres écrivains, c’est qu’il n’a été ni médisant, ni jaloux, et cet éloge, qui paraît d’abord peu de chose, n’est pas pourtant fort commun en France. Deux traits que je me rappelle achèveront de vous peindre Crébillon comme auteur et comme homme.