Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6
LE BARON DE GRIMM

par an. Mais sa considération personnelle n’en fut nullement altérée.

Je me rappellerais plus distinctement les circonstances d’une anecdote des premières années de son séjour à Paris, que je n’en dirais pas davantage, mais je ne dois pas la passer sous silence. Au milieu de toutes les distractions de la capitale du monde, notre jeune philosophe fut atteint tout à coup d’une passion telle qu’on n’en éprouve qu’au milieu des rêveries de la plus profonde solitude. Et pour qui ? Pour un objet auquel il n’osa jamais laisser soupçonner le mystère d’un culte aussi tendre que respectueux, pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris et qui n’était, dit-on, ni jeune, ni jolie, ni même très-spirituelle[1]. Cet amour, pour être le plus pur, le plus discret, le plus platonique du monde, n’en dévorait pas moins son cœur et son imagination. Le premier de ses amis, qui, je ne sais par quel hasard, pénétra ce terrible secret, fut l’abbé Raynal. Les confidences qu’il ne put refuser alors au zèle d’un ami si profondément touché de sa passion et de son malheur, les lièrent plus intimement, et c’est à l’intérêt de cette liaison qu’il dut l’offre que lui fit l’abbé de lui céder sa correspondance littéraire avec quelques cours du nord et du midi de l’Allemagne, entreprise dont d’autres travaux ne lui permettaient plus de s’occuper avec assez de suite.

Vu la négligence avec laquelle l’abbé Raynal l’avait suivie depuis quelques années, cette correspondance était fort déchue. Mais grâce à son excellent esprit, à la finesse de son tact et de son goût, grâce encore à ses rapports avec plusieurs hommes de lettres de la première distinction, répandu comme il l’était dans les meilleures sociétés de Paris, M. de Grimm parvint bientôt à donner à cette gazette littéraire plus d’importance et plus d’intérêt qu’elle n’en avait jamais eu.

Cette correspondance, toute littéraire qu’elle était, enleva

  1. Cette profonde et discrète passion rappelle, par son ardeur même, celle que Grimm ressentit pour Mlle Fel et dont Rousseau nous a laissé un récit célèbre (Confessions, 2e partie, livre VIII). Si invraisemblable que soit la léthargie dans laquelle serait alors tombé Grimm, elle a été acceptée sans contrôle par tous ceux qui se sont occupés de lui. Nous craignons bien qu’en ceci, comme en tout ce qui touche son ancien ami Rousseau n’ait été, selon l’énergique épithète de Sainte-Beuve, qu’un « menteur ».