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— L’abbé Lambert, connu dans ce pays-ci par plusieurs mauvaises brochures politiques, vient de publier quatre gros volumes d’Observations curieuses sur les mœurs, gouvernement, géographie, religion, commerce, navigation, arts, de différents pays de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique[1]. Voici, je crois, l’idée qu’il se faut faire de cet ouvrage : 1° C’est purement une compilation de plusieurs voyages ; l’auteur n’a rien vu par ses yeux, et on est bien souvent trompé quand on ne voit que par ceux d’autrui. 2° Cette compilation manque absolument d’ordre ; l’auteur prend les choses à mesure qu’il les trouve, sans s’être fait un plan d’arrangement qui donne de l’agrément à un ouvrage et qui fait qu’on en peut retirer quelque fruit. 3° Il règne, dans cette compilation, une bigarrure de style qui déplaît aux gens de bon goût. L’auteur ne s’est pas donné la peine d’écrire cela lui-même ; il se sert toujours des expressions qu’ont employées les auteurs qu’il copie servilement ; ainsi la narration est tantôt fleurie et tantôt sèche ; puis noble et ensuite rampante, un peu plus loin serrée et ensuite prodigieusement diffuse. 4° L’auteur a montré peu de discernement dans le choix des sources où il a puisé. On trouve qu’il copie des relations absolument décriées et qu’il néglige des morceaux universellement estimés. Il paraît, en général, donner trop de créance aux ouvrages des jésuites. 5° Pour que vous puissiez vous former une idée plus exacte de ce livre, je vais en transcrire ici un morceau ; c’est un jugement porté par le roi Mariadiramen, célèbre dans les Indes par sa sagesse.

« Un homme riche avait épousé deux femmes. La première, qui était née sans agrément, avait pourtant un grand avantage sur la seconde, car elle avait eu un enfant de son mari, et l’autre n’en avait point ; mais aussi, en récompense, celle-ci était d’une beauté qui lui avait gagné entièrement le cœur de son époux. La première femme, outrée de se voir dans le mépris, tandis que sa rivale était chérie et estimée, prit la résolution de s’en venger et eut recours à un artifice aussi cruel qu’il est extraordinaire aux Indiens. Avant que d’exécuter son projet, elle affecta de publier qu’à la vérité elle était infiniment

  1. Recueil d’observations curieuses sur, etc., etc. Paris, 1749, 4 vol. in-12.