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LE BARON DE GRIMM

auxquels le comte de Friesen s’abandonna sans doute avec une facilité trop dangereuse, pourrait bien avoir abrégé ses jours. Il mourut à Paris, en laissant à son jeune ami les plus sensibles regrets. Mais, avant de mourir, il le fit recommander avec beaucoup d’instances à M. le duc d’Orléans qui lui donna, peu de temps après, une place que beaucoup de gens de lettres recherchaient alors comme une distinction honorable dans le monde, celle de secrétaire de ses commandements.

Vers la même époque, notre jeune littérateur allemand, qui dès lors ne s’occupa plus guère de littérature allemande, se lia de la manière la plus intime avec Diderot, à qui, dans la suite, il eut le bonheur de rendre de grands services ; avec J.‑J. Rousseau, dont il supporta les bizarreries plus longtemps qu’aucun autre de ses amis, mais qui, se laissant aller à la susceptibilité de son caractère, irritée encore par des jalousies et des tracasseries de femmes, n’en devint pas moins son plus mortel ennemi ; avec Duclos, d’Alembert, le baron d’Holbach, et tout le parti des encyclopédistes.

La grande part qu’il prit à la guerre de musique, et le Petit Prophète de Boemischbroda, qu’il publia durant la plus grande effervescence de cette fameuse lutte entre la nouvelle musique italienne et l’ancienne musique française, le mirent fort à la mode. Quoique Voltaire, en fait de musique, ne connût rien au-dessus des bergeries de Lulli, son goût exquis pour la bonne plaisanterie n’en fut pas moins sensible à la gaieté vive et piquante du Petit Prophète, et il écrivit dans le temps à Paris : « De quoi s’avise donc ce bohémien d’avoir plus d’esprit que nous ? »

Si le talent de M. de Grimm pour la plaisanterie lui réussit complètement dans cette circonstance, il le paya trop cher dans une autre. Les relations importantes qu’il avait acquises à Paris engagèrent la ville de Francfort à lui confier le soin de ses intérêts auprès de la cour de France. Une légère plaisanterie qu’il avait laissé échapper dans une de ses dépêches, sur la conduite de je ne sais quel ministre de Louis XV, avant d’arriver à son adresse, s’égara malheureusement dans les bureaux secrets de la poste et fut rapportée au ministre avec beaucoup de malveillance. On exigea de la ville de Francfort qu’elle choisît un autre chargé d’affaires, et M. de Grimm perdit ainsi, pour un mot plaisant, une place qui lui valait 24,000 livres