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aimer Arsace, il faudrait qu’elle eût au moins trente ans, et qu’elle l’eût vu à quatorze ou quinze ans, ce qui n’est pas. Phradate, ce prétendu père de Ninias sous le nom d’Arsace, est mort depuis dix ans, exilé de sa patrie, et depuis dix ans son fils a la sottise de garder un dépôt qu’il aurait dû remettre aussitôt au grand-prêtre. On ne conçoit pas non plus comment le grand-prêtre attend à toute extrémité pour découvrir à Arsace qui il est. Il le conduit par là au point de commettre un inceste ; mais la tragédie aurait fini dès le second acte, et il en faut remplir cinq. Ninias est reconnu par sa mère, mais cette reconnaissance ne fait aucun effet sur le spectateur. C’est bien la faute de Sémiraniis si elle est tuée. De quoi s’avise-t-elle aussi de descendre dans le tombeau de son mari sans être accompagnée, ou, du moins, sans une lanterne pour empêcher le quiproquo ? Car elle aurait pu être assassinée par Assur aussi bien que par Ninias. puisque Assur y était descendu à dessein de poignarder Ninias. Pourquoi Assur ne s’est-il point mépris comme Ninias ? Ils n’y voyaient pas plus clair les uns que les autres. Enfin on a beau dire que Ninias pouvait s’y tromper, je réponds que non, d’après lui-même, car il assure positivement qu’il a donné deux grands coups de poignard dans le sein de la victime, mais comme elle n’est pas morte sur-le-champ, il l’a traînée deux fois roulant dans la poussière. Et en la traînant par les cheveux, la roulant, la fureur le transportait-elle au point de ne pas entendre une voix de femme l’appelant par son nom de Ninias ? D’ailleurs, l’habillement et la coiffure me paraissent bien différents, et il n’était pas possible qu’il prît le change à cet égard. Il y a mille autres défauts dans cette pièce dont je ne parle pas. Elle pèche également par la conduite et par la versification qui est des plus faibles, pour ne pas dire mauvaise. On ne reconnaît point là Voltaire. Il a voulu donner du spectacle, il a rassemblé tous les prodiges, tout le merveilleux qu’il a pu, mais, malgré tout cet appareil, le spectateur froid a jugé sans retour la pièce et l’a mise au rang des plus médiocres tragédies, quoiqu’elle soit un composé d’inceste, de parricide, que le tonnerre y gronde au moins trois fois ; cependant elle ne sera jamais qu’un conte de revenants. Il y a pourtant quelques beautés dans le troisième et le quatrième acte, mais elles sont si légères qu’on ne s’en souvient point. »