Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il y a longtemps qu’on a dit que les Français avaient l’âme moutonnière. Cela est exactement vrai en toutes choses, et singulièrement en littérature. Dès qu’un écrivain a trouvé un titre qui a réussi, il est copié sans discernement par tous les écrivains subalternes. Il y a quelques années que M. Le Sage publia son charmant roman du Diable boiteur. Aussiôt on vit paraître le Diable borgne, le Diable manchot, le Diable bossu, etc. Dès qu’on eut traduit de l’arabe les Mille et une Nuits, nous fûmes assassinés de Mille et un Jours, Mille et une Heures, Mille et un Quarts d’heure, etc. Les délicates et profondes Lettres Persanes de Montesquieu ont enfanté les Lettres Juives, Chinoises, Cabalistiques, Saxonnes, Hollandaises, etc., et, pour confirmer cette vérité par un exemple plus récent, vous ne sauriez croire combien de rapsodies a produites le petit ouvrage intitulé l’Année merveilleuse dont j’ai eu l’honneur de vous parler. Le succès de ce petit rien a encouragé nombre d’auteurs à feuilles volantes, en sorte qu’on a vu successivement paraître Additions à l’Année merveilleuse, Pronostics nouveaux, Lettres sur l’accomplissement de l’Année merveilleuse, par un voyageur qui l’avait vu commencer à Pékin, Lettre de Madame Le Prince[1], etc., et mille autres fadaises pareilles, mais qui ont été étouffées au grand air. On en à même voulu faire le sujet d’une comédie qui a été jouée sur le théâtre des Italiens[2]. Cette pièce n’a rien d’intéressant, puisque ce sont des scènes détachées. Vous pouvez aisément vous en former une idée quand je vous dirai qu’il agit de la métamorphose des hommes en femmes et des femmes en hommes. La Folle, qui préside à ce changement, reçoit les hommages des métamorphosés, et elle est répétée tour à tour par un jeune militaire changé en petite-maîtresse, par une jeune fille devenue homme de robe d’une fadeur et d’un ennui insupportable, par Arlequin changé en revendeuse à la toilette, par un grenadier qui conserve sous l’habit de femme l’air brutal d’un soldat, enfin par une femme sensée dont le sort a fait un avocat. Ce rôle est le mieux écrit de la pièce, et n’a pas été fait par l’au-

  1. Barbier, à l’article Année merveilleuse, mentionne la brochure de Mme Le Prince de Beaumont, et cite quelques autres répliques non signalées par Raynal.
  2. L’Année merveilleuse, comédie en un acte et en vers, suivie d’un divertissement. (Par Pierre Rousseau, de Toulouse.) Paris, 1748, in-12.