Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 1.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’on est heureuse d’avoir un mari ! » Mais ciel ! quel mari ! Déjà sa turpitude est découverte, la fille crie, appelle son père à son secours. Quelle surprise ! le père se saisit de la vieille et la conduisit le lendemain chez le colonel des janissaires, qui commandait à Constantinople pendant l’absence de Soliman. La vieille, traduite, est interrogée ; elle avoue son crime et ne répond aux reproches que le juge lui en fit que ces paroles, qu’elle prononça comme une sentence : « Vos discours me persuadent, monsieur le juge, que vous ignorez ce que peut l’amour sur un cœur tendre ; fasse le ciel qu’il ne vous fasse jamais sentir toute sa violence ! » Le colonel ne put se tenir de rire de l’extravagance de la vieille ; il fut sensible à son mal, qui ne venait que d’un trop grand feu et, pour la guérir, il ordonna qu’on la jetât à la mer, ce qui fut exécuté sur l’heure. C’est ainsi que les amours de la vieille retournèrent à leur première source.

Tandis que les armées de Soliman et de Ferdinand étaient en présence en Hongrie, une partie de la garnison de siège s’échappa et s’alla emparer de Gran et de son château, qui étaient pour ainsi dire l’un et l’autre sans défense. Ils y trouvèrent des richesses immenses, des vivres en quantité, et emmenèrent captifs les habitants, les femmes et les enfants. Le pacha Ali, qui commandait l’armée turque et qui était naturellement fort sérieux, dit à celui qui lui apporta cette nouvelle, « Pourquoi cet air si consterné, à quoi bon tant d’effroi ? Gran est pris ? Plaisant accident dont vous me parlez. Quoi ! vous imaginez-vous que je m’attristerai sur une perte de cette nature, après avoir perdu (en faisant un geste un peu libre) la preuve distinctive de mon être ? » Il tourna ainsi en plaisanterie la prise de cette place, plus par politique, ne voyant nul moyen de la ravoir, que pour se moquer de la consternation de celui qui venait la lui annoncer.