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conjurant de les accepter. Ils virent avec plaisir cette marque de générosité dont il est peu d’exemples, mais refusèrent constamment d’en profiter. Le prétexte dont ils se servaient pour ne pas révéler le véritable motif de leur voyage fut que Mme Dacier était bien aise de connaître la famille de son mari.

On rapporte une chose de Mme Dacier qui montre bien quelle était sa modestie. Les savants du Nord qui voyagent ont grand soin de visiter, dans tous les pays où ils passent, les personnes distinguées par leur savoir, et portent avec eux un livre où ils les prient de mettre leur nom avec une sentence. Un gentilhomme allemand très-savant vint voir Mme Dacier et lui présenta son livre en la priant d’y mettre son nom et une sentence. Elle vit dans ce livre le nom de plusieurs savants hommes de l’Europe ; cela l’effraya, et elle lui dit qu’elle rougirait de mettre son nom parmi Mme tant de noms illustres et que cela ne lui convenait pas. Il ne se rebuta pas ; plus elle se défendait, plus il la pressait ; il revint plusieurs fois à la charge ; enfin, vaincue par ses importunités, elle prit la plume et mit son nom avec un vers de Sophocle, qui veut dire : Le silence est l’ornement des femmes. L’étranger, surpris et étonné de ce fait qui marquait son caractère, resta dans l’admiration.

M. et Mme Dacier étaient si prévenus en faveur des anciens qu’ils auraient souffert plus patiemment qu’on leur dise des injures qu’à Homère, Platon, etc. Ce qui se passa chez eux à l’occasion de la satire de l’Équivoque, que Despréaux leur était venu lire, est un de ces faits singuliers qui prouvent mieux ce que je viens d’avancer que toute la vivacité qu’ils ont montrée contre les partisans des modernes. Le commencement fut applaudi ; les deux auditeurs en parurent charmés ; mais lorsque Despréaux récita ce vers qui regarde Socrate :


Très-équivoque ami du jeune Alcibiade,


le couple savant se révolta. On trouva très-mauvais que l’auteur eût donné le moindre soupçon contre la vertu de ce philosophe ; on fit son apologie ; on le défendit avec toutes les raisons que Platon avait employées pour faire voir que l’amitié de ce grand homme pour le jeune Athénien était fondée sur la vertu, et on pria très-sincèrement Despréaux de changer ce