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MADAME DACIER.

M. Lefèvre avait un ami fort entêté de l’astrologie judiciaire. Il le pria, le jour même qu’Anne Lefèvre vint au monde, d’en faire l’horoscope et de lui donner l’heure précise de sa naissance. L’astrologue, après avoir bien travaillé à cette figure, dit à M. Lefèvre qu’il l’avait trompé et qu’il n’avait pas bien marqué l’heure : « Car, disait-il, je vois dans cette naissance une fortune et un éclat qui ne peuvent convenir à une fille. » Anne Lefèvre s’est toujours servie depuis de cette aventure pour faire voir le frivole de cet art qui avait trouvé de si grandes choses dans l’horoscope d’une fille qui n’avait aucune fortune. Mais d’autres, au contraire, ont voulu faire valoir cette prédiction et s’en servir pour établir et autoriser cet art, en rapportant de grandes promesses de fortune et d’éclat à la haute réputation qu’elle s’est acquise.

M. Lefèvre ne pensait nullement à élever sa fille dans les lettres, mais le hasard en décida autrement. Ce savant avait un fils qu’il élevait avec un grand soin ; pendant qu’il lui faisait des leçons, Anne Lefèvre, qui avait alors onze ans, était présente et travaillait en tapisserie. Il arriva un jour que le jeune écolier répondait mal aux leçons de son père. Sa sœur le soufflait en travaillant, et lui suggérait ce qu’il avait à répondre. Le père l’entendit et, ravi de cette découverte, il résolut d’étendre sur elle ses soins et de l’appliquer à l’étude. Elle fut fâchée d’avoir tant parlé, car dès ce moment elle fut assujettie à des heures réglées. Elle fit en si peu de temps de si grands progrès que son père, charmé d’un si excellent naturel, s’appliqua entièrement à l’instruire. De son écolière, elle devint son conseil, de sorte qu’il ne faisait rien sans le lui communiquer.

M. et Mme Dacier eurent des doutes sur la religion calviniste dans laquelle ils étaient nés l’un et l’autre. Pour s’éclaircir plus à loisir sur cette matière ils résolurent de se retirer à Castres. Leurs amis n’oublièrent rien pour empêcher ce voyage, et M. de Charleval, cet homme célèbre par la délicatesse de son esprit, croyant que c’était le mauvais état de leurs affaires qui les forçait à quitter Paris, vint leur apporter 10,000 livres en les