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il règne un air d’héroïsme dans ses démarches qui ne me permet point de lui refuser mon admiration.

« Vous jugez bien, madame, qu’un écrivain qui fait si bien agir ses personnages ne peut pas les mal faire parler. Je regarde les harangues comme la partie brillante de cet ouvrage ; elles sont vives, nobles, intéressantes. Les devoirs des souverains y sont développés sans humeur, sans exagération, sans faiblesse. C’est tout ensemble une philosophie, une politique, une morale pleine de sentiment.

« Le style de l’ouvrage est tel qu’il doit être, plus véhément que doux, plus fort qu’élégant, moins correct que hardi. Les délicats et les grammairiens le critiqueront, les vrais connaisseurs, ceux qui aiment les tours lumineux, les expressions de génie, en seront enchantés. L’auteur écrit conmie il pense, avec chaleur, avec noblesse, avec rapidité.

« Voilà, madame, ce que j’ai senti en lisant le manuscrit que vous avez eu la complaisance de m’envoyer. Vous me faites un mystère du nom de l’auteur ; si je ne me trompe, je l’ai deviné. C’est un homme d’un âge assez avancé, qui a exercé des emplois qu’on peut dire considérables, du moins importants. Il y a acquis l’estime publique, mais en y essuyant des persécution secrètes. C’est un tribut que la probité paye régulièrement à la corruption. Personne n’a dit avec plus de courage les vérités utiles au bien de l’État, à l’honneur de la philosophie, au progrès des sciences, ni tù avec plus de ménagement celles qui intéressent l’honneur des particuliers, la tranquillité des familles.

« Quoiqu’il aime à parler, il est si modeste qu’il laisse jouir ceux qui sont avec lui du plaisir de croire qu’ils l’instruisent de beaucoup de choses qu’il sait infiniment mieux qu’eux. Jamais homme n’a su mieux que lui avoir tort lors même qu’il a raison. Il use de si bonne grâce qu’il ne vient pas dans l’esprit d’y soupçonner de la complaisance. La vivacité de son esprit ne nuit pas à la justesse de ses idées, l’étendue de sa mémoire à la profondeur de son raisonnement, la diversité de ses connaissances à la sûreté de son goût. Ceux qui ne le connaissent pas bien pourront croire qu’il a du goût pour le cérémonial. Quand on l’approfondit, on est convaincu qu’il fait par sentiment ce que les autres ne font que par bienséance. Je croyais qu’il était impossible d’aimer beaucoup de personnes, et de les aimer for-