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noir : les aventures qu’il imagine sont souvent trop tragiques ; les héros sont babillards ; ils ne goûtent jamais un plaisir sans en vouloir savoir la raison. Toutes les fois qu’il s’est mêlé de peindre les mœurs extérieures il a échoué, parce qu’il ne les connaît pas ; il attrape bien mieux le sentiment. Les Aventures d’un homme de qualité et le Cleveland sont ses deux meilleurs ouvrages.

M. Le Sage, qui vient de mourir, a fait des romans dans un autre genre : il peint les mœurs bourgeoises avec une naïveté, une simplicité, un sel, une vérité qui frappent peut-être plus que les extravagances les plus marquées ; on lit avec un plaisir singulier le Diable boiteux et Gil Blas de Santillane.

M. de Marivaux a embrassé le genre de M. Le Sage, mais avec des talents différents. Il peint comme lui les mœurs bourgeoises, mais avec un esprit qui dégénère souvent en raffinement, avec une profondeur qui va jusqu’à l’obscurité, une métaphysique quelquefois ridicule, une hardiesse d’expression qui approche peut-être du burlesque. C’est incontestablement un des hommes de France qui ont le plus d’esprit. On ne lui accorde pas aussi universellement le goût. Sa Marianne et son Paysan parvenu sont ses meilleurs ouvrages.

M. de Crébillon fils est le père d’une autre sorte de romans qu’il est difficile de caractériser. Sous les extravagances de la féerie qu’il a ressuscitée, il peint les mœurs bourgeoises du grand monde où il vit. Son pinceau est vif, voluptueux, léger, efféminé. Il connaît peu les hommes, mais on convient que jamais personne n’a peint les femmes comme lui.

Le succès de Crébillon a tourné la tête à mille sots qui ont voulu faire des romans dans son genre. Nous venons d’en voir un, intitulé les Bijoux indiscrets[1]. Le sujet est un prince qui, à l’aide d’une bague que lui a donnée un génie, force les bijoux de toutes les femmes à révéler leurs secrètes intrigues. Cette idée n’est pas neuve, et elle avait été traitée dans un autre ouvrage aussi licencieux, intitulé Nocrion. Les Bijoux indiscrets sont obscurs, mal écrits, dans un mauvais ton grossier et d’un homme qui connaît mal le monde qu’il a voulu peindre. L’auteur est M. Diderot, qui a des connaissances très-étendues

  1. Au Monomotapa (Paris), 1748, 3 vol. in-12.