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molle et effemminée ; que la Melpomène espagnole, qui est toujours montée sur des échasses et chez qui l’enflure tient lieu du naturel, et la pompe des expressions du sublime. Je n’aurais, pour le prouver, qu’à employer ce fameux argument de Cicéron, pour établir la supériorité de valeur que les Romains avaient sur tous les autres peuples de la terre : un peuple à qui tous les autres accordent la supériorité de valeur immédiatement après eux, est sans doute le premier pour la valeur ; or, tous les peuples ne contestaient que pour eux en particulier la valeur qu’ils accordaient aux Romains par préférence aux autres peuples. Donc, concluait Cicéron, les Romains l’emportent par la valeur sur tous les autres peuples. Vous, Anglais, pourrais-je dire à ces fiers rivaux de notre gloire, quel théâtre estimez-vous le plus après le vôtre ? Je dis après le vôtre, car je sens bien que l’orgueil anglais ne fera jamais l’humiliant aveu de reconnaître dans quelque genre que ce soit, chez les autres nations, de la supériorité sur vous. Vous répondrez : le théâtre français. J’en ai pour garant vos propres ouvrages qui nous donnent le premier rang après vous. Vous, Allemands, Italiens, Espagnols, quelles pièces de théâtre sont plus nobles, plus décentes, plus régulières ? J’entends après les vôtres, car je ne veux pas choquer votre amour-propre national. Ce sont les pièces françaises, direz-vous, c’est le dire assez que de faire retentir vos scènes des acclamations que vous donnez à la majesté pompeuse des pensées de notre Corneille et au charme enchanteur des sentiments par lesquels Racine fascine, attendrit et amollit vos cœurs, tandis que les pièces des autres nations ne paraissent jamais exposées à la lumière éclatante de vos théâtres. Le grand, le noble, le majestueux, voilà ce qui caractérise Corneille ; le tendre, le passionné, le gracieux, voilà ce qui distingue surtout Racine. Il excite chez nous une pitié tendre, il plonge dans une tristesse douce, il porte à l’âme je ne sais quoi de délicieux. Jamais personne n’a su mieux peindre que lui le mouvement des passions ; jamais aucun des traits délicats ne lui échappe : jamais il ne se méprend ; jamais il ne met un sentiment à la place de l’autre. Le sentiment, quand il le fait parler, n’a jamais parlé un langage qui fut si vrai, qui fût si bien à lui. Corneille peint la force des passions et Racine leur agrément. Corneille les attaque plus vivement, plus