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ne commence qu’à la fin du second acte, et va toujours en croissant jusqu’au dénoùment, qui est un coup de théâtre tout nouveau. À juger de l’auteur par la perfection de l’ouvrage, on croirait qu’il est d’un écrivain nourri du suc des anciens et extrêmement versé dans le genre dramatique, si la muse qui y a présidé, trop amoureuse des vers qu’elle enfante, ne décelait un jeune homme. Les réflexions du tyran sur les chagrins cruels qui le dévorent et le consument sont belles et exprimées en fort beaux vers, mais elles sont trop longues et répandent sur le premier acte je ne sais quelle langueur ; c’est dommage que l’auteur n’ait pas eu le courage de les sacrifier à l’intérêt de l’action qui, par là, aurait été plus chaude et plus animée.

Marmontel est un élève de M. de Voltaire ; il était déjà connu par plusieurs petites pièces qui ont remporté le prix dans différentes académies. La plus belle de toutes ces pièces est une idylle faite en l’honneur de M. de Fontenelle. Une élégance simple, naturelle, naïve, en fait tout l’ornement. Dans son poëme de l’Incarnation brillent le sublime et le majestueux de la religion. On peut dire de toutes, en général, qu’elles sont écrites avec une précision, une pureté et une exactitude qui annoncent plus d’esprit que de génie. Elles n’ont point ce feu, cette âme, cette chaleur qui forment le poëte. Il est surprenant qu’il n’ait pas porté dans sa tragédie le froid qui règne dans ses autres ouvrages. Ce qu’il y a de plus admirable en lui, c’est cette docilité parfaite qui le plie au sentiment de ceux qui le critiquent par goût et par raison ; bien différent de ces auteurs dont la moindre censure révolte et blesse l’amour-propre délicat.

Le succès inespéré de la tragédie de Marmontel semble présager qu’il sera le digne successeur de Crébillon et de Voltaire, comme ils l’ont été eux-mêmes de Corneille et de Racine. C’est à ces deux grands hommes que nous sommes redevables de la perfection où la tragédie a été portée en France. Je ne crains point de dire, dùt-on m’accuser d’un préjugé ridicule en faveur de ma nation, que notre goût pour le théâtre est plus épuré que partout ailleurs ; que la Melpomène française pense avec plus de force et de dignité, s’exprime avec plus de grâce et de noblesse que la Melpomène anglaise, qui n’est encore que rude et sauvage ; que la Melpomène italienne, qui n’est que