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CHAPITRE II.

La frégate, en loffant, donna presqu’aussitôt un coup de talon ; elle courut encore un moment, en donna un second, enfin un troisième. Elle s’arrêta dans un endroit où la sonde ne donna que 5 mètres 60 centimètres d’eau, et c’était l’instant de la pleine mer.

Cet accident répandit sur la frégate la plus sombre consternation. S’il s’est rencontré quelques hommes assez fermes au milieu de tout ce désordre, ils ont dû être frappés des altérations profondes empreintes sur toutes les physionomies : quelques personnes étaient méconnaissables. Ici l’on voyait des traits retirés et hideux ; là un visage qui avait pris une teinte jaune et même verdâtre ; quelques-uns étaient foudroyés, anéantis ; d’autres, enchaînés à leur place, sans avoir la force de s’en arracher, restaient comme pétrifiés ; il semblait que la terrible Gorgone dont nous por-

    chaque instant ; mais M. Richefort (c’est le nom de celui qui avait la confiance de M. de Chaumareys), M. Richefort déclarant qu’il n’y avait pas sujet de s’alarmer, le commandant ordonne d’augmenter de voiles. Bientôt nous n’eûmes que quinze brasses, ensuite neuf, puis six. Avec de la promptitude on pouvait encore éviter le péril. On hésita : deux minutes après, une secousse nous avertit que nous avions touché. Les officiers, d’abord étonnés, donnent leurs ordres d’une voix émue ; le commandant lui-même ne retrouve plus la sienne : l’effroi est sur toutes les figures des personnes qui savent apprécier le danger ; je le crus imminent, et je m’attendais à voir la frégate s’entr’ouvrir. J’avoue que je ne fus pas content de moi dans ce premier moment ; je ne pus me défendre de trembler ; mais depuis mon courage ne m’a plus abandonné.