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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

était retourné auprès de sa femme ; il l’avait vue expirer, et ne revenait, dit-il, qu’après s’être bien assuré qu’elle n’était plus.

Le 10, lorsqu’on donna le signal du départ, la moitié de la troupe ne put se relever ; ce n’était d’abord qu’un engourdissement dans les jambes ; des douleurs aiguës survinrent, et avec elles le découragement. MM. Danglas et Leichenaus, désespérant d’achever la route, demandaient instamment à être fusillés. On ne put se résoudre à leur accorder cette horrible grâce. La douce chaleur du soleil levant les réchauffa, leur rendit l’usage de leurs membres, et ils se traînèrent comme le reste de la troupe.

Pendant la nuit du cinquième au sixième jour, presque tous nos voyageurs tombèrent dans le délire ; par fois leur langue perdait sa flexibilité ; ils ne s’entendaient plus que par signes. Plusieurs demandèrent la mort, et surtout M. Danglas, que l’excès de la douleur jetait dans une horrible frénésie. Enfin quelqu’un imagina de se déchirer le bout des doigts et de sucer son propre sang : il fut imité aussitôt par tous les autres ; mais un si déplorable expédient n’empêcha pas que six de ces infortunés ne périssent cette nuit même.

Le 11, vers deux heures du matin, l’adjudant Petit venait de se mettre en route avec l’avant-garde, lorsqu’il découvrit des cabanes d’où s’élançèrent aussitôt une quarantaine de Maures armés de poignards, de sabres et de sagaies, et poussant de grands cris. Ils n’eurent point de peine à prendre la faible avant-garde ; M. Petit