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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

éprouvâmes dans tant de marches forcées, et au milieu des privations qui en étaient la suite, n’était encore rien comparativement à tout ce que nous supportons sur cette épouvantable machine. Dans ces journées où la valeur française se montra dans tout son éclat, et toujours digne d’un peuple libre, nous n’avions guère à craindre la mort que pendant la durée des batailles ; mais ici nous avons eu souvent les mêmes dangers, et ce qui est plus affreux, nous avions des Français, des camarades à combattre. Il nous faut encore lutter contre la faim, la soif, contre une mer affreuse, remplie de monstres dangereux, et contre l’ardeur d’un soleil brûlant qui n’est pas le moindre de nos ennemis. Couverts de vieilles cicatrices et de nouvelles blessures sans pouvoir nous panser, il est physiquement impossible que nous puissions nous sauver de ce péril extrême, s’il se prolonge encore quelques jours. »

Les tristes souvenirs de la position critique de la patrie venaient aussi se mêler à nos douleurs ; et certes de tous les maux que nous ressentions, celui-ci n’était pas un des moindres, pour nous, qui presque tous ne l’avions abandonnée que pour n’être plus les témoins des dures lois, de l’affligeante dépendance sous laquelle l’ont courbée des ennemis jaloux de notre gloire et de notre puissance. Ces pensées, nous ne craignons pas de le dire et de nous en honorer, nous affligeaient encore plus que la fin inévitable que nous avions la presque certitude de trouver sur notre radeau. Plusieurs d’entre nous regrettaient alors de n’avoir pas succombé