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NAUFRAGE DE LA MÉDUSE.

rétablir notre mât. Nous fîmes alors notre possible pour nous diriger vers la côte. Soit délire, soit réalité, nous crûmes la reconnaître et distinguer l’air embrasé du désert de Sahara : il est en effet très-probable que nous n’en étions pas très-éloignés ; car nous avions eu des vents du large qui avaient soufflé avec violence. Dans la suite, nous présentâmes indistinctement la voile aux vents qui venaient ou de terre ou de large, en sorte qu’un jour nous nous rapprochions, et que le lendemain nous courions en pleine mer.

Dès que notre mât fut rétabli, nous fîmes une distribution de vin ; les malheureux soldats murmurèrent et nous accusèrent des privations que nous supportions cependant comme eux. Ils tombaient de lassitude ; depuis quarante-huit heures nous n’avions rien pris, et nous avions été obligés de lutter continuellement contre une mer orageuse. Comme eux, nous nous soutenions à peine, le courage seul nous faisait encore agir. Nous résolûmes d’employer tous les moyens possibles pour nous procurer des poissons ; nous recueillîmes toutes les aiguillettes des militaires ; nous en fîmes de petits hameçons ; nous recourbâmes une baïonnette pour prendre des requins : tout cela ne nous fut d’aucune utilité. Les courans entraînaient nos hameçons sous le radeau, où ils s’engageaient. Un requin vint mordre à la baïonnette et la redressa ; nous abandonnâmes notre projet. Mais il fallait un moyen extrême pour soutenir notre malheureuse existence : nous frémissons d’horreur en nous voyant