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CHAPITRE V.

ils étaient de ne pouvoir jamais les accomplir. Affreuse position ! comment s’en faire une idée qui ne soit pas au-dessous de la réalité !

Vers les sept heures du matin, la mer tomba un peu ; le vent souffla avec moins de fureur, mais quel spectacle vint s’offrir à nos regards ! Dix ou douze malheureux, ayant les extrémités inférieures engagées dans les séparations que laissaient entre elles les pièces du radeau, n’avaient pu se dégager et y avaient perdu la vie ; plusieurs autres avaient été enlevés par la violence de la mer. À l’heure du repas, nous prîmes de nouveaux numéros pour ne pas laisser de vide dans la série ; il nous manquait vingt hommes. Nous n’assurerons pas pourtant que cette quantité soit très-exacte : car nous nous sommes aperçus que quelques soldats, pour avoir plus que leur ration, prenaient deux et même trois numéros. Nous étions tant de personnes confondues, qu’il était absolument impossible de réprimer ces abus.

Au milieu de ces horreurs, une scène attendrissante de piété filiale vint nous arracher des larmes : deux jeunes gens relèvent et reconnaissent leur père dans un infortuné sans connaissance étendu sous les pieds des hommes ; ils le crurent d’abord privé de sa vie, et leur désespoir se signala par les regrets les plus touchans. On s’aperçut néanmoins que ce corps presqu’inanimé respirait encore ; on lui prodigua tous les secours qui étaient en notre pouvoir. Il revint peu à peu et fut rendu à la vie et aux vœux de ses fils qui le