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CHAPITRE V.

Le soir, nos cœurs et nos vœux, par un sentiment naturel aux infortunés, se portèrent vers le ciel. Environnés de dangers présens et inévitables, nous élevâmes nos voix vers cette puissance invisible qui a établi et qui maintient l’ordre de l’univers. Nous l’invoquâmes avec ferveur, et nous recueillîmes de notre prière l’avantage d’espérer en notre salut. Il faut avoir éprouvé des situations cruelles pour s’imaginer quel charme, au sein même du malheur, peut nous offrir l’idée sublime d’un Dieu protecteur de l’infortune. Une pensée consolante berçait encore nos imaginations : nous présumions que la petite division avait fait route pour l’île d’Arguin, et qu’après y avoir déposé une partie de son monde, elle reviendrait à notre secours. Cette pensée, que nous nous efforçâmes de faire goûter aux soldats et aux matelots, retint leurs clameurs. La nuit arriva sans que nos espérances fussent remplies ; le vent fraîchit, la mer grossit considérablement. Quelle nuit affreuse ! L’idée seule de voir les embarcations le lendemain consola un peu nos hommes qui, la plupart, n’ayant pas le pied marin, à chaque coup de mer tombaient les uns sur les autres. M. Savigny, secondé par quelques personnes qui, au milieu de ce désordre, conservaient encore leur sang-froid, plaça des filières ( cordes attachées aux pièces du radeau). Les hommes les prirent à la main, et ayant un point d’appui ils purent mieux résister à l’effort de la lame ; quelques-uns furent obligés de s’attacher. Au milieu de la nuit, le temps fut très