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théâtre. Jeune, il écrivait Clitandre, cet incroyable pêle-mêle d’aventures romanesques hors de toute vraisemblance ; à la veille même du Cid, il donnait l’Illusion comique, autre roman dramatique découpé en tableaux, très supérieur pour la forme, mais presque aussi confus pour le fond. Et qu’est le Cid, après tout, sinon la plus magnifique des tragi-comédies ? On oublie trop aussi la vogue extraordinaire de la tragi-comédie à cette époque de la Fronde, si éminemment tragi-comique. L’année même où Don Sanche fut représenté, Corneille perdait son meilleur ami, Rotrou, mort en héros cornélien. Si Corneille a droit au titre de créateur du drame moderne, Rotrou ne pourrait-il pas revendiquer sa part dans cette gloire ? Sans parler de Saint Genest et de Venceslas, Laure persécutée et Don Bernard de Cabrère[1] sont déjà de vrais drames, au sens moderne du mot, et, notons-le, des drames antérieurs. N’en concluons pas que Corneille a imité Rotrou, mais seulement qu’il n’a pas été un novateur aussi téméraire qu’il semble l’avoir cru lui-même.

Au fond, ce drame n’est « d’une espèce nouvelle » qu’à un point de vue : tout y est inventé. Rodogune, Héraclius, tant d’autres tragédies cornéliennes, ne sont guère historiques que de nom ; mais ce ne sont pas de purs romans, comme l’est Don Sanche. Voilà où est la vraie nouveauté. Encore le poète pouvait-il invoquer, pour justifier sa hardiesse, le témoignage de cet Aristote que ses adversaires lui opposaient souvent : « Même dans les tragédies, il n’y a quelquefois qu’un ou deux noms connus ; les autres sont inventés. Quelques-unes même n’offrent pas un seul nom connu. Telle est, par exemple, la Fleur d’Agathon ; là, en effet, tout est inventé, les choses et les noms, et la pièce n’en est pas moins intéressante. Il ne faut donc pas chercher à rester toujours dans le cercle des traditions dont s’occupe ordinairement la tragédie ; bien plus, cela serait ridicule, car les noms connus eux-mêmes ne sont connus que du petit nombre, ce qui n’empêche pas que l’intérêt ne soit pour tous[2]. » C’est en ce sens seulement, ce nous semble, que l’idée exposée dans la lettre à M. de Zuylichem est originale et féconde. On abusait trop vraiment au théâtre des Labdacides et des Atrides, ou même des Grecs et des Romains. Corneille élargit le domaine du drame ; il nous apprend que pour émouvoir l’homme il suffit d’être homme.

  1. Voyez notre Théâtre choisi de Rotrou.
  2. Poétique, IX, tr. Egger.