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RODOGUNE.



J’en rejette l’idée, et crois qu’en ces malheurs
Le silence ou l’oubli nous sied mieux que les pleurs.
Nous attendons le sceptre avec même espérance ;
Mais si nous l’attendons, c’est sans impatience.600
Nous pouvons sans régner vivre tous deux contents ;
C’est le fruit de vos soins, jouissez-en longtemps:
Il tombera sur nous quand vous en serez lasse;
Nous le recevrons lors[1] de bien meilleure grâce,
Et l’accepter sitôt semble nous reprocher 605
De n’être revenus que pour vous l’arracher.

séleucus.

J’ajouterai, madame, à ce qu’a dit mon frère[2]
Que bien qu’avec plaisir et l’un et l’autre espère,
L’ambition n’est pas notre plus grand désir.[3]
Régnez, nous le verrons tous deux avec plaisir,610
Et c’est bien la raison que pour tant de puissance[4]
Nous vous rendions du moins un peu d’obéissance,
Et que celui de nous dont le ciel a fait choix
Sous votre illustre exemple apprenne l’art des rois.

cléopatre.

Dites tout, mes enfants : vous fuyez la couronne,[5]615
Non que son trop d’éclat ou son poids vous étonne;
L’unique fondement de cette aversion,
C’est la honte attachée à sa possession.
Elle passe à vos yeux pour la même infamie,[6]

  1. 604. Sur lors, voyez la note du v. 332.
  2. 607. « Le discours d’Antiochus est d’une bienséance qui lui gagne tous les cœurs… Séleucus ne parle pas si bien que son frère. Il dit: J’ajouterai; et il n’ajoute rien. » (Voltaire.) Cela est finement observé. Ici, comme à l’acte III, c’est Antiochus qui parle au nom des deux frères ; Séleucus se borne à l’appuyer, et un peu à le répéter. Le premier, d’ailleurs, est plus froid, plus maître de lui-même, et sa réponse, si respectueuse qu’elle soit, prouve qu’il n’est pas dupe ; le second cède parfois à des mouvements irréfléchis.
  3. 609. « L’ambition est une passion et non un désir. » (Voltaire).
  4. 611. On dirait plutôt aujourd’hui : c’est raison, c’est-à-dire il est raisonnable, juste, naturel. Molière fait dire de même (Misanthrope, III, i) à l’un de ses petits marquis :
    … Pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
    Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien.

    Pour tant de puissance n’est pas net ; le complément de l’idée serait : pour tant de puissance que nous avons conservée et que vous destinez à l’un de nous.

  5. 615. Voyez l’introduction, sur cette seconde partie du discours de Cléopâtre.
  6. 619. Ce vers n’est pas obscur, quoi qu’en dise Voltaire ; elle se rapporte évidemment à couronne, et non pas à honte. Serait-il vrai aussi que cette tournure, la même infamie, ne fût pas française ? Ce serait condamner d’un seul coup bien des vers de Corneille, où la même laideur, la même innocence, la