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INTRODUCTION. 45

Corneille nous a-t-il peint Cléopâlre sous des couleurs séduisan- tes? Poser la question, c'est la résoudre : au lieu d'émouvoir notre sympathie, elle semble prendre h tâche de la décourager en multipliant les bravades et les forfaits. Il est vrai qu'au cin- quième acte, prise à son propre piège, elle se redresse et nous étonne par sa grandeur farouche. « Cléopàtre, dit Corneille lui- même, est très méchante; il n'y a point de parricide qui lui fasse horreur, pourvu qu'il la puisse conserver sur un trône qu'elle préfère iî toutes choses, tant son attachement à la dumi- ïiation est violent; mais tous ses crimes sont accompagnés d'une grandeur d'âme qui a quelque chose de si haut, (|u'en même temps qu'on déteste ses actions on admire la source dont elles partent'. » C'est marquer en homme de génie la limite qui sé- pare la morale de l'art. Oui, toute giande passion s'impose à nous, en dépit de nos efforts pour nous soustraire à son ejnpire; elle nous prend, pour ainsi dire, par surprise, nous force à sortir de nous-mêmes, trouble notre âme et l'élève à la fois, mais ne nous conquiert pas, si à l'admiration ne s'ajoute pas l'estime. La terreur que Cléopàtre lait si longtemps peser sur nous n'est pas faite pour nous gagner à son parti, et nous aurions peine à la supporter, si nous n'espérions la fin prochaine de cette sorte de mauvais rêve qui nous obsède. Sa mort n'est pas un triomphe: c'est une délivrance.

Si Cléopàtre remplit le second acte de ses fureurs, le troi- sième acte tout entier est réservé à Rodogune; en vertu de la loi des contrastes, on peut s'attendre à voir opposer à la haine im- placable de la reine mère la douce résignation de sa prisonnière. Il n'en est rien : Corneille a voulu au contraire qu'à la violence répondit la violence, à la menace la menace, au crime le crime. Rodogune assurément est moins coupable ; car elle est provoquée, et n'entend pas se résigner au rôle passif de victime. Sa propo- sition n'en semble pas moins atroce; c'est à des fils qu'elle ordonne de tuer leur mère. Elle peut même sembler plus inatten- due : tout nous prépare à craindre Cléopàtre; rien ne nous prépare à craindre Rodogune. Cette princesse réservée, craintive, innocente, ou qui feint de l'être, tout à coup, sans qu'aucune transition soit ménagée, se transforme en émule de Cléopàtre, qu'elle semble même jalouse de dépasser. D'où vient ce revire- ment si brusque, cette contradiction si sensible dans la peinture d'un caractère aim;ible autrefois, odieux maintenant?

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