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42 RODOGUNE.

elle la délivre d'un souci présent; acceptée, d'une crainte sé- rieuse pour l'avenir.

Quant à l'amour d'Antiochus et de Séleucus pour Rodogune, elle [■'ignore et doit l'ignorer, l^ux-mêmes, il y a un moment à peine, n'osaient se l'avouer. Un amour si timide, si bien caché aux yeux de tous, surtout de l'ennemie de Roiogune, se laisse d'autant moins soupçonner qu'il est plus récent et plus soudain : les princes ont à peine en le temps d'entrevoir Rodogune, na- guère encore prisonnière de Cléopâtre; et comment s'imaginer qu'en si peu de jours ils aient pu s'éprendre de la fiancée de leur père, de la rivale détestée de leur mère, d'une princesse étrangère que les Partlies imposent à la Syrie? Aucun d'eux ne sait si elle lui est destinée, mais tous deux savent que l'union de la reine des Parthes avec le roi des Syriens sera contraini;-, que la politique et la nécessité ?eules l'ont fait accepter, et le charme en doit être singulièrement affaibli à leurs yeux*. Ainsi du moins raisonne Cléopâtre, qui prêle aux autres ses propres sentiments. Comme le pouvoir, même acquis par le crime, est tout pour elle, elle ne conçoit pas que pour d'autres, acheté à ce prix, il puisse n'être rien. Fùt-eile instruite de l'amour des princes, elle ne reculerait pas et ne désespérerait pas de les convaincre, tant elle croit irresi^tibles et ses promesses et ses menaces.

Ce caractère absolu admet donc quehiues nuances; et ces nuances se retrouvent jusque dans la scène fameuse de l'acte II. Cléopâire s'y montre politique consom(née autant que femme implacable. Dans sa violence même elle est raffinée; c'est une Asi.itique ardente et souple. Ce plaidoyer personnel, assez sem- blable à celui d'Agrippine, ou plutôt — car la situation n'est pas la même — ce discours du trône où une mère ambitieuse es- saye de persuader à ses fils qu'elle seule lésa faits ce qu'ils sont et que leur devoir est de s'en souvenir, c'est-à-dire de lui obéir, se divise en deux parties très nettes et très différentes par le ton. Dans la première tout est prévu, tout est calculé à l'avance. Cléopâtre y est de sang-froid, et l'on sent qu'elle joue un rôie; l'amour maternel n'y est que le voile transparent de l'ambition égoïste. Dans cet étonnant plaidoyer, qui, à certains moments, est aussi un réquisitoire, bout se mêle, émotion et orgueil, néces- s'ité politique; indignation, mépris, feinte innocence et franchise cynique. Il y a là comme un crescendo où grondent les passions les plus divers s; puis, \ovâ s'apaise, et cette symphonie s'h- chève par un finale d'une solennité sereine, presque onctueuse. Cléopâtre est une admirable artiste.

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