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ACTE IV, SCÈNE V.

Vous en êtes la cause, encor qu’innocemment.
Je ne sais si votre âme, à vos désirs ouverte,
Auroit osé former quelque espoir sur sa perte :
Mais sachez qu’il n’est point de si cruels trépas
Où d’un front assuré je ne porte mes pas,
Qu’il n’est point aux enfers d’horreurs que je n’endure,
Plutôt que de souiller une gloire si pure,
Que d’épouser un homme, après son triste sort,
Qui de quelque façon soit cause de sa mort :
Et, si vous me croyiez d’une âme si peu saine,
L’amour que j’ai pour vous tourneroit tout en haine.
Vous êtes généreux ; soyez-le jusqu’au bout.
Mon père est en état de vous accorder tout,
Il vous craint ; et j’avance encor cette parole,
Que s’il perd mon époux, c’est à vous qu’il l’immole.
Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui ;
Faites-vous un effort pour lui servir d’appui.
Je sais que c’est beaucoup que ce que je demande ;
Mais plus l’effort est grand, plus la gloire en est grande.
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C’est un trait de vertu qui n’appartient qu’à vous ;
Et si ce n’est assez de votre renommée,
C’est beaucoup qu’une femme autrefois tant aimée,
Et dont l’amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu’elle a de plus cher :
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire ;
Si vous n’êtes pas tel que je l’ose espérer,
Pour vous priser encor je le veux ignorer.


Scène VI.

SÉVÈRE, FABIAN.
SÉVÈRE.

Qu’est ceci, Fabian ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon bonheur, et le réduit en poudre !
Plus je l’estime près, plus il est éloigné ;
Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné ;
Et toujours la fortune, à me nuire obstinée,