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POLYEUCTE.

J’aime ce malheureux que j’ai choisi pour gendre,
Je hais l’aveugle erreur qui le vient de surprendre ;
Je déplore sa perte, et le voulant sauver,
J’ai la gloire des dieux ensemble à conserver ;
Je redoute leur foudre et celui de Décie,
Il y va de ma charge, il y va de ma vie.
Ainsi tantôt pour lui je m’expose au trépas,
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

ALBIN.

Décie excusera l’amitié d’un beau-père ;
Et d’ailleurs Polyeucte est d’un sang qu’on révère.

FÉLIX.

À punir les chrétiens son ordre est rigoureux ;
Et plus l’exemple est grand, plus il est dangereux :
On ne distingue point quand l’offense est publique ;
Et lorsqu’on dissimule un crime domestique,
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi,
Châtier en autrui ce qu’on souffre chez soi ?

ALBIN.

Si vous n’osez avoir d’égard à sa personne,
Écrivez à Décie afin qu’il en ordonne.

FÉLIX.

Sévère me perdroit si j’en usois ainsi :
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci.
Si j’avois différé de punir un tel crime,
Quoiqu’il soit généreux, quoiqu’il soit magnanime,
Il est homme, et sensible, et je l’ai dédaigné ;
Et de tant de mépris son esprit indigné,
Que met au désespoir cet hymen de Pauline,
Du courroux de Décie obtiendroit ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis,
Et les occasions tentent les plus remis.
Peut-être (et ce soupçon n’est pas sans apparence)
Il rallume en son cœur déjà quelque espérance ;
Et, croyant bientôt voir Polyeucte puni,
Il rappelle un amour à grand’peine banni.
Juge si sa colère, en ce cas implacable,
Me feroit innocent de sauver un coupable,