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ACTE I, SCÈNE III.


Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage
D’un chevalier romain captiva le courage ;
Il s’appelait Sévère : excuse les soupirs
Qu’arrache encore un nom trop cher à mes désirs.

STRATONICE.

Est-ce lui qui naguère, aux dépens de sa vie,
Sauva des ennemis votre empereur Décie,
Qui leur tira mourant la victoire des mains,
Et fit tourner le sort des Perses aux Romains ?
Lui, qu’entre tant de morts immolés à son maître,
On ne put rencontrer, ou du moins reconnoitre ;
À qui Décie enfin, pour des exploits si beaux,
Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux ?

PAULINE.

Hélas ! C’étoit lui-même, et jamais notre Rome
N’a produit plus grand cœur, ni vu plus honnête homme.
Puisque tu le connois, je ne t’en dirai rien.
Je l’aimai, Stratonice ; il le méritoit bien.
Mais que sert le mérite où manque la fortune ?
L’un étoit grand en lui, l’autre foible et commune ;
Trop invincible obstacle, et dont trop rarement
Triomphe auprès d’un père un vertueux amant !

STRATONICE.

La digne occasion d’une rare constance !

PAULINE.

Dis plutôt d’une indigne et folle résistance.
Quelque fruit qu’une fille en puisse recueillir,
Ce n’est une vertu que pour qui veut faillir.
Parmi ce grand amour que j’avois pour Sévère,
J’attendois un époux de la main de mon père,
Toujours prête à le prendre ; et jamais ma raison
N’avoua de mes yeux l’aimable trahison :
Il possédoit mon cœur, mes désirs, ma pensée ;
Je ne lui cachois point combien j’étais blessée ;
Nous soupirions ensemble, et pleurions nos malheurs ;
Mais au lieu d’espérance il n’avoit que des pleurs ;
Et malgré des soupirs si doux, si favorables,
Mon père et mon devoir étoient inexorables.