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Ne puissent que par elle unir les grandes âmes,
D’où naîtrait cet amour, quand je vois en tous lieux
De plus dignes fiertés qui me ressemblent mieux ?

Attila

Vous en voyez ici, madame ; et je m’abuse,
Ou quelque autre me vole un coeur qu’on me refuse ;
Et cette noble ardeur de me désobéir
En garde la conquête à l’heureux Valamir

Honorie

Ce n’est qu’à moi, seigneur, que j’en dois rendre conte ;
Quand je voudrai l’aimer, je le pourrai sans honte :
Il est roi comme vous.

Attila

En effet il est roi,
J’en demeure d’accord, mais non pas comme moi.
Même splendeur de sang, même titre nous pare ;
Mais de quelques degrés le pouvoir nous sépare ;
Et du trône où le ciel a voulu m’affermir,
C’est tomber d’assez haut que jusqu’à Valamir
Chez ses propres sujets ce titre qu’il étale
Ne fait d’entre eux et moi que remplir l’intervalle ;
Il reçoit sous ce titre et leur porte mes lois ;
Et s’il est roi des Goths, je suis celui des rois.

Honorie

Et j’ai de quoi le mettre au-dessus de ta tête,
Sitôt que de ma main j’aurai fait sa conquête.
Tu n’as pour tout pouvoir que des droits usurpés
Sur des peuples surpris et des princes trompés ;
Tu n’as d’autorité que ce qu’en font les crimes ;
Mais il n’aura de moi que des droits légitimes ;
Et fût-il sous ta rage à tes pieds abattu,
Il est plus grand que toi, s’il a plus de vertu.

Attila

Sa vertu ni vos droits ne sont pas de grands charmes,
À moins que pour appui je leur prête mes armes.
Ils ont besoin de moi, s’ils veulent aller loin ;
Mais pour être empereur je n’en ai plus besoin.
Aétius est mort, l’empire n’a plus d’homme,
Et je puis trop sans vous me faire place à Rome.

Honorie

Aétius est mort ! Je n’ai plus de tyran ;
Je reverrai mon frère en Valentinian ;
Et mille vrais héros qu’opprimait ce faux maître
Pour me faire justice à l’envi vont paraître.
Ils défendront l’empire, et soutiendront mes droits
En faveur des vertus dont j’aurai fait le choix.
Les grands coeurs n’osent rien sous de si grands ministres :
Leur plus haute valeur n’a d’effets que sinistres ;
Leur gloire fait ombrage à ces puissants jaloux,
Qui s’estiment perdus s’ils ne les perdent tous.
Mais après leur trépas tous ces grands coeurs revivent ;
Et pour ne plus souffrir des fers qui les captivent,
Chacun reprend sa place et remplit son devoir.
La mort d’Aétius te le fera trop voir :
Si pour leur maître en toi je leur mène un barbare,
Tu verras quel accueil leur vertu te prépare ;
Mais si d’un Valamir j’honore un si haut rang,
Aucun pour me servir n’épargnera son sang.

Attila

Vous me faites pitié de si mal vous connaître,
Que d’avoir tant d’amour, et le faire paraître.
Il est honteux, madame, à des rois tels que nous,
Quand ils en sont blessés, d’en laisser voir les coups.
Il a droit de régner sur les âmes communes,
Non sur celles qui font et défont les fortunes ;
Et si de tout le coeur on ne peut l’arracher,
Il faut s’en rendre maître, ou du moins le cacher.
Je ne vous blâme point d’avoir eu mes faiblesses ;
Mais faites même effort sur ces lâches tendresses,
Et comme je vous tiens seule digne de moi,
Tenez-moi seul aussi digne de votre foi.
Vous aimez Valamir, et j’adore Ildione :
Je me garde pour vous, gardez-vous pour mon trône ;
Prenez ainsi que moi des sentiments plus hauts,
Et suivez mes vertus ainsi que mes défauts.

Honorie

Parle de tes fureurs et de leur noir ouvrage :
Il s’y mêle peut-être une ombre de courage ;
Mais bien loin qu’avec gloire on te puisse imiter,
La vertu des tyrans est même à détester.
Irais-je à ton exemple assassiner mon frère ?
Sur tous mes alliés répandre ma colère ?
Me baigner dans leur sang, et d’un orgueil jaloux… ?

Attila

Si nous nous emportons, j’irai plus loin que vous,
Madame.

Honorie

Les grands coeurs parlent avec franchise.

Attila

Quand je m’en souviendrai, n’en soyez pas surprise ;
Et si je vous épouse avec ce souvenir,
Vous voyez le passé, jugez de l’avenir.
Je vous laisse y penser. Adieu, madame.

Honorie

Ah ! Traître !

Attila

Je suis encore amant, demain je serai maître.
Remenez la princesse,Octar.

Honorie

Quoi ?

Attila

C’est assez.
Vous me direz tantôt tout ce que vous pensez ;
Mais pensez-y deux fois avant que me le dire :
Songez que c’est de moi que vous tiendrez l’empire ;
Que vos droits sans ma main ne sont que droits en l’air.

Honorie

Ciel !

Attila