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D’autres ont un coeur tendre et des yeux, comme moi ;
Et pour vous et pour moi j’en préviens l’insolence,
Qui pourrait sur vous-même user de violence.

Ildione

Il en est des moyens plus doux et plus aisés,
Si je vous charme autant que vous m’en accusez.

Attila

Ah ! Vous me charmez trop, moi de qui l’âme altière
Cherche à voir sous mes pas trembler la terre entière :
Moi qui veux pouvoir tout, sitôt que je vous voi,
Malgré tout cet orgueil, je ne puis rien sur moi.
Je veux, je tâche en vain d’éviter par la fuite
Ce charme dominant qui marche à votre suite :
Mes plus heureux succès ne font qu’enfoncer mieux
L’inévitable trait dont me percent vos yeux.
Un regard imprévu leur fait une victoire ;
Leur moindre souvenir l’emporte sur ma gloire :
Il s’empare et du coeur et des soins les plus doux ;
Et j’oublie Attila, dès que je pense à vous.
Que pourrai-je, madame, après que l’hyménée
Aura mis sous vos lois toute ma destinée ?
Quand je voudrai punir, vous saurez pardonner ;
Vous refuserez grâce où j’en voudrai donner ;
Vous envoierez la paix où je voudrai la guerre ;
Vous saurez par mes mains conduire le tonnerre ;
Et tout mon amour tremble à s’accorder un bien
Qui me met en état de ne pouvoir plus rien.
Attentez un peu moins sur ce pouvoir suprême,
Madame, et pour un jour cessez d’être vous-même ;
Cessez d’être adorable, et laissez-moi choisir
Un objet qui m’en laisse aisément ressaisir.
Défendez à vos yeux cet éclat invincible
Avec qui ma fierté devient incompatible ;
Prêtez-moi des refus, prêtez-moi des mépris,
Et rendez-moi vous-même à moi-même à ce prix.

Ildione

Je croyais qu’on me dût préférer Honorie
Avec moins de douceurs et de galanterie ;
Et je n’attendais pas une civilité
Qui malgré cette honte enflât ma vanité.
Ses honneurs près des miens ne sont qu’honneurs frivoles,
Ils n’ont que des effets, j’ai les belles paroles ;
Et si de son côté vous tournez tous vos soins,
C’est qu’elle a moins d’attraits, et se fait craindre moins.
L’aurait-on jamais cru, qu’un Attila pût craindre ?
Qu’un si léger éclat eût de quoi l’y contraindre,
Et que de ce grand nom qui remplit tout d’effroi
Il n’osât hasarder tout l’orgueil contre moi ?
Avant qu’il porte ailleurs ces timides hommages
Que jusqu’ici j’enlève avec tant d’avantages,
Apprenez-moi, seigneur, pour suivre vos desseins,
Comme il faut dédaigner le plus grand des humains ;
Dites-moi quels mépris peuvent le satisfaire.
Ah ! Si je lui déplais à force de lui plaire,
Si de son trop d’amour sa haine est tout le fruit,
Alors qu’on la mérite, où se voit-on réduit ?
Allez, seigneur, allez où tant d’orgueil aspire.
Honorie a pour dot la moitié de l’empire ;
D’un mérite penchant c’est un ferme soutien ;
Et cet heureux éclat efface tout le mien :
Je n’ai que ma personne.

Attila

Et c’est plus que l’empire,
Plus qu’un droit souverain sur tout ce qui respire.
Tout ce qu’a cet empire ou de grand ou de doux,
Je veux mettre ma gloire à le tenir de vous.
Faites-moi l’accepter, et pour reconnaissance
Quels climats voulez-vous sous votre obéissance ?
Si la Gaule vous plaît, vous la partagerez :
J’en offre la conquête à vos yeux adorés ;
Et mon amour…

Ildione

À quoi que cet amour s’apprête,
La main du conquérant vaut mieux que sa conquête.

Attila

Quoi ? Vous pourriez m’aimer, madame, à votre tour ?
Qui sème tant d’horreurs fait naître peu d’amour.
Qu’aimeriez-vous en moi ? Je suis cruel, barbare ;
Je n’ai que ma fierté, que ma fureur de rare :
On me craint, on me hait ; on me nomme en tout lieu
La terreur des mortels et le fléau de Dieu.
Aux refus que je veux c’est là trop de matière ;
Et si ce n’est assez d’y joindre la prière,
Si rien ne vous résout à dédaigner ma foi,
Appréhendez pour vous comme je fais pour moi.
Si vos tyrans d’appas retiennent ma franchise,
Je puis l’être comme eux de qui me tyrannise.
Souvenez-vous enfin que je suis Attila,
Et que c’est dire tout que d’aller jusque-là.

Ildione

Il faut donc me résoudre ? Eh bien ! J’ose… De grâce,
Dispensez-moi du reste, il y faut trop d’audace.
Je tremble comme un autre à l’aspect d’Attila,
Et ne me puis, seigneur, oublier jusque-là.
J’obéis : ce mot seul dit tout ce qu’il souhaite ;
Si c’est m’expliquer mal, qu’il en soit l’interprète.
J’ai tous les sentiments qu’il lui plaît m’ordonner ;
J’accepte cette dot qu’il vient de me donner ;
Je partage déjà la Gaule avec mon frère,
Et veux tout ce qu’il faut pour ne vous plus déplaire.
Mais ne puis-je savoir, pour ne manquer à rien,
À qui vous me donnez, quand j’obéis si bien ?

Attila

Je n’ose le résoudre, et de nouveau je tremble,
Sitôt que je conçois tant de chagrins ensemble.
C’est trop que de vous perdre et vous donner ailleurs ;
Madame, laissez-moi séparer mes douleurs :
Souffrez qu’un déplaisir me prépare pour l’autre ;