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L’empire est prêt à choir, et la France s’élève ;
L’une peut avec elle affermir son appui,
Et l’autre en trébuchant l’ensevelir sous lui.
Vos devins vous l’ont dit ; n’y mettez point d’obstacles,
Vous qui n’avez jamais douté de leurs oracles :
Soutenir un État chancelant et brisé,
C’est chercher par sa chute à se voir écrasé.
Appuyez donc la France, et laissez tomber Rome ;
Aux grands ordres du ciel prêtez ceux d’un grand homme :
D’un si bel avenir avouez vos devins,
Avancez les succès, et hâtez les destins.

Ardaric

Oui, le ciel, par le choix de ces grands hyménées,
A mis entre vos mains le cours des destinées ;
Mais s’il est glorieux, seigneur, de le hâter,
Il l’est, et plus encor, de si bien l’arrêter,
Que la France, en dépit d’un infaillible augure,
N’aille qu’à pas traînants vers sa grandeur future,
Et que l’aigle, accablé par ce destin nouveau,
Ne puisse trébucher que sur votre tombeau.
Serait-il gloire égale à celle de suspendre
Ce que ces deux États du ciel doivent attendre,
Et de vous faire voir aux plus savants devins
Arbitre des succès et maître des destins ?
J’ose vous dire plus. Tout ce qu’ils vous prédisent,
Avec pleine clarté dans le ciel ils le lisent ;
Mais vous assurent-ils que quelque astre jaloux
N’ait point mis plus d’un siècle entre l’effet et vous ?
Ces éclatants retours que font les destinées
Sont assez rarement l’œuvre de peu d’années ;
Et ce qu’on vous prédit touchant ces deux États
Peut être un avenir qui ne vous touche pas.
Cependant regardez ce qu’est encor l’empire :
Il chancelle, il se brise, et chacun le déchire ;
De ses entrailles même il produit des tyrans ;
Mais il peut encor plus que tous ses conquérants.
Le moindre souvenir des champs catalauniques
En peut mettre à vos yeux des preuves trop publiques :
Singibar, Gondebaut, Méroüée, et Thierri,
Là, sans Aétius, tous quatre auraient péri.
Les Romains firent seuls cette grande journée :
Unissez-les à vous par un digne hyménée.
Puisque déjà sans eux vous pouvez presque tout,
Il n’est rien dont par eux vous ne veniez à bout.
Quand de ces nouveaux rois ils vous auront fait maître,
Vous verrez à loisir de qui vous voudrez l’être,
Et résoudrez vous seul avec tranquillité
Si vous leur souffrirez encor l’égalité.

Valamir

L’empire, je l’avoue, est encor quelque chose ;
Mais nous ne sommes plus au temps de Théodose ;
Et comme dans sa race il ne revit pas bien,
L’empire est quelque chose, et l’empereur n’est rien.
Ses deux fils n’ont rempli les trônes des deux Romes
Que d’idoles pompeux, que d’ombres au lieu d’hommes.
L’imbécile fierté de ces faux souverains,
Qui n’osait à son aide appeler des Romains,
Parmi des nations qu’ils traitaient de barbares
Empruntait pour régner des personnes plus rares ;
Et d’un côté Gainas, de l’autre Stilicon,
À ces deux majestés ne laissant que le nom,
On voyait dominer d’une hauteur égale
Un Goth dans un empire, et dans l’autre un Vandale.
Comme de tous côtés on s’en est indigné,
De tous côtés aussi pour eux on a régné.
Le second Théodose avait pris leur modèle :
Sa sœur à cinquante ans le tenait en tutelle,
Et fut, tant qu’il régna, l’âme de ce grand corps,
Dont elle fait encor mouvoir tous les ressorts.
Pour Valentinian, tant qu’a vécu sa mère,
Il a semblé répondre à ce grand caractère :
Il a paru régner ; mais on voit aujourd’hui
Qu’il régnait par sa mère, ou sa mère pour lui ;
Et depuis son trépas il a trop fait connaître
Que s’il est empereur, Aétius est maître ;
Et c’en serait la sœur qu’il faudrait obtenir,
Si jamais aux Romains vous vouliez vous unir :
Au reste, un prince faible, envieux, mol, stupide,
Qu’un heureux succès enfle, un douteux intimide,
Qui pour unique emploi s’attache à son plaisir,
Et laisse le pouvoir à qui s’en peut saisir.
Mais le grand Mérouée est un roi magnanime,
Amoureux de la gloire, ardent après l’estime,
Qui ne permet aux siens d’emploi ni de pouvoir,
Qu’autant que par son ordre ils en doivent avoir.
Il sait vaincre et régner ; et depuis sa victoire,
S’il a déjà soumis et la Seine et la Loire,
Quand vous voudrez aux siens joindre vos combattants,
La Garomne et l’Arar ne tiendront pas longtemps.
Alors ces mêmes champs, témoins de notre honte,
En verront la vengeance et plus haute et plus prompte ;
Et pour glorieux prix d’avoir su nous venger,
Vous aurez avec lui la Gaule à partager,
D’où vous ferez savoir à toute l’Italie
Qu’alors que la prudence à la valeur s’allie,
Il n’est rien à l’épreuve, et qu’il est temps qu’enfin
Et du Tibre et du Pô vous fassiez le destin.

Ardaric

Prenez-en donc le droit des mains d’une princesse
Qui l’apporte pour dot à l’ardeur qui vous presse ;
Et paraissez plutôt vous saisir de son bien,
Qu’usurper des états sur qui ne vous doit rien.
Sa mère eut tant de part à la toute-puissance,
Qu’elle fit à l’empire associer Constance ;
Et si ce même empire a quelque attrait pour vous,
La fille a même droit en faveur d’un époux.
Allez, la force en main, demander ce partage
Que d’un père mourant lui laissa le suffrage :