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S’il ne m’est pas permis d’espérer rien de tel,
Du moins, grâces aux dieux, je ne vois dans vos plaintes
Que des raisons d’état et de jalouses craintes,
Qui me font malheureux, et non pas criminel.
Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire
Pour oser d’injustice accuser mes malheurs :
L’action la plus belle a diverses couleurs ;
Et lorsqu’un roi prononce, un sujet doit se taire.
Je voudrais seulement vous faire souvenir
Que j’ai près de trente ans commandé nos armées
Sans avoir amassé que ces nobles fumées
Qui gardent les noms de finir.
Sparte, pour qui j’allais de victoire en victoire,
M’a toujours vu pour fruit n’en vouloir que la gloire,
Et faire en son épargne entrer tous les trésors
Des peuples subjugués par mes heureux efforts.
Vous-même le savez, que quoi qu’on m’ait vu faire,
Mes filles n’ont pour dot que le nom de leur père ;
Tant il est vrai, Seigneur, qu’en un si long emploi
J’ai tout fait pour l’état, et n’ai rien fait pour moi.
Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate,
L’un roi, l’autre en pouvoir égal peut-être aux rois,
M’ont assez estimé pour y borner leur choix ;
Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,
Vous semblez m’envier un bien
Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.

agésilas

Il nous serait honteux que des mains étrangères
Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.
Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,
Et son prix croît souvent, plus il est attendu.
D’ailleurs n’aurait-on pas quelque lieu de vous dire,
Si je vous permettais d’accepter ces partis,
Qu’amenant avec nous Spitridate et Cotys,
Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire ?
Que vos seuls intérêts vous auraient fait agir ?
Et pourriez-vous enfin l’entendre sans rougir ?
Vos filles sont d’un sang que Sparte aime et révère
Assez pour les payer des services d’un père.
Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin
J’en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.

lysander

Je n’attendais, Seigneur, qu’un mot si favorable
Pour finir envers vous mes importunités ;
Et je ne craindrai plus qu’aucun malheur m’accable,
Puisque vous avez ces bontés.
Aglatide surtout aura l’âme ravie
De perdre un époux à ce prix ;
Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,
Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.


Scène II

Agésilas, Xénoclès
agésilas

D’un peu d’amour que j’eus Aglatide a parlé :
Son père qui l’a su dans son âme s’en flatte ;
Et sur ce vain espoir il part tout consolé
Du refus que j’en fais aux vœux de Spitridate :
Tu l’as vu, Xénoclès, tout d’un coup s’adoucir.

xenocles

Oui ; mais enfin, Seigneur, il est temps de le dire,
Tout soumis qu’il paraît, apprenez qu’il conspire,
Et par où sa vengeance espère y réussir.
Ce confident choisi, Cléon d’Halicarnasse,
Dont l’éloquence a tant d’éclat,
Lui vend une harangue à renverser l’état,
Et le mettre bientôt lui-même en votre place.
En voici la copie, et je la viens d’avoir
D’un des siens sur qui l’or me donne tout pouvoir,
De l’esclave Damis, qui sert de secrétaire
À cet orateur mercenaire,
Et plus mercenaire que lui,
Pour être mieux payé vous les livre aujourd’hui.
On y soutient, Seigneur, que notre république
Va bientôt voir ses rois devenir ses tyrans,
À moins que d’en choisir de trois ans en trois ans,
Et non plus suivant l’ordre antique
Qui règle ce choix par le sang ;
Mais qu’indifféremment elle doit à ce rang
Élever le mérite et les rares services.
J’ignore quels sont les complices ;
Mais il pourra d’Éphèse écrire à ses amis ;
Et soudain le paquet entre vos mains remis
Vous instruira de toutes choses.
Cependant j’ai fait mon devoir.
Vous voyez le dessein, vous en savez les causes ;
Votre perte en dépend : c’est à vous d’y pourvoir.

agésilas

A te dire le vrai, l’affaire m’embarrasse ;
J’ai peine à démêler ce qu’il faut que je fasse,
Tant la confusion de mes raisonnements
Étonne mes ressentiments.
Lysander m’a servi : j’aurais une âme ingrate
Si je méconnaissais ce que je tiens de lui ;
Il a servi l’état, et si son crime éclate,
Il y trouvera de l’appui.
Je sens que ma reconnaissance
Ne cherche qu’un moyen de le mettre à couvert ;
Mais enfin il y va de toute ma puissance :
Si je ne le perds, il me perd.
Ce que veut l’intérêt, la prudence ne l’ose ;
Tu peux juger par là du désordre où je suis.
Je vois qu’il faut le perdre ; et plus je m’y dispose,