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Lysander mon père il vous plut de promettre
D’unir par notre hymen votre sang et le sien ;
La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre,
Bien qu’aux raisons d’état je ne connaisse rien.
Vous ne m’aviez point vue, et facile ou cruelle,
Petite ou grande, laide ou belle,
Qu’à votre humeur ou non je pusse m’accorder,
La chose était égale à votre ardeur nouvelle,
Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander.
Ma sœur vous aurait plu s’il vous l’eût proposée ;
J’eusse agréé Cotys s’il me l’eût proposé.
Vous trouvâtes tous deux la politique aisée ;
Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé.
Comme à traiter cette alliance
Les tendresses des cœurs n’eurent aucune part,
Le vôtre avec le mien a peu d’intelligence,
Et l’amour en tous deux pourra naître un peu tard.
Quand il faudra que je vous aime,
Que je l’aurai promis à la face des dieux,
Vous deviendrez cher à mes yeux ;
Et j’espère de vous le même.
Jusque-là votre amour assez mal se fait voir ;
Celui que je vous garde encor plus mal s’explique :
Vous attendez le temps de votre politique,
Et moi celui de mon devoir.
Voilà, Seigneur, quel est mon crime ;
Vous m’en vouliez convaincre, il n’en est plus besoin ;
J’en ai fait, comme vous, ma sœur juge et témoin :
Que ma froideur lui semble injuste ou légitime,
La raison que vous peut en faire sa bonté
Je consens qu’elle vous la fasse ;
Et pour vous en laisser tous deux en liberté,
Je veux bien lui quitter la place.


Scène III

Spitridate, Elpinice
spitridate

Elle ne s’y fait pas, Madame, un grand effort,
Et ferait grâce entière à mon peu de mérite,
Si vôtre âme avec elle était assez d’accord
Pour se vouloir saisir de ce qu’elle vous quitte.
Pour peu que vous daigniez écouter la raison,
Vous me devez cette justice,
Et prendre autant de part à voir ma guérison,
Qu’en ont eu vos attraits à faire mon supplice.

elpinice

Quoi ? Seigneur, j’aurais part…

spitridate

C’est trop dissimuler
La cause et la grandeur du mal qui me possède ;
Et je me dois, Madame, au défaut du remède,
La vaine douceur d’en parler.
Oui, vos yeux ont part à ma peine,
Ils en font plus de la moitié ;
Et s’il n’est point d’amour pour en finir la gêne,
Il est pour l’adoucir des regards de pitié.
Quand je quittai la Perse, et brisai l’esclavage
Où, m’envoyant au jour, le ciel m’avait soumis,
Je crus qu’il me fallait parmi ses ennemis
D’un protecteur puissant assurer l’avantage.
Cotys eut, comme moi, besoin de Lysander ;
Et quand pour l’attacher lui-même à nos familles,
Nous demandâmes ses deux filles,
Ce fut les obtenir que de les demander.
Par déférence au trône il lui promit l’aînée ;
La jeune me fut destinée.
Comme nous ne cherchions tous deux que son appui,
Nous acceptâmes tout sans regarder que lui.
J’avais su qu’Aglatide était des plus aimables,
On m’avait dit qu’à Sparte elle savait charmer ;
Et sur des bruits si favorables
Je me répondais de l’aimer.
Que l’amour aime peu ces folles confiances !
Et que pour affermir son empire en tous lieux,
Il laisse choir souvent de cruelles vengeances
Sur qui promet son cœur sans l’aveu de ses yeux !
Ce sont les conseillers fidèles
Dont il prend les avis pour ajuster ses coups ;
Leur rapport inégal vous fait plus ou moins belles,
Et les plus beaux objets ne le sont pas pour tous.
À ce moment fatal qui nous permit la vue
Et de vous et de cette sœur,
Mon âme devint toute émue,
Et le trouble aussitôt s’empara de mon cœur ;
Je le sentis pour elle tout de glace,
Je le sentis tout de flamme pour vous ;
Vous y régnâtes en sa place,
Et ses regards aux miens n’offrirent rien de doux.
Il faut pourtant l’aimer, du moins il faut le feindre ;
Il faut vous voir aimer ailleurs :
Voyez s’il fut jamais un amant plus à plaindre,
Un cœur plus accablé de mortelles douleurs.
C’est un malheur sans doute égal au trépas même
Que d’attacher sa vie à ce qu’on n’aime pas ;
Et voir en d’autres mains passer tout ce qu’on aime,
C’est un malheur encor plus grand que le trépas.

elpinice

Je vous en plains, Seigneur, et ne puis davantage,
Je ne sais aimer ni haïr ;
Mais dès qu’un père parle, il porte en mon courage
Toute l’impression qu’il faut pour obéir.
Voyez avec Cotys si ses vœux les plus tendres
Voudraient rendre à ma sœur l’hommage qu’il me rend.
Tout doit être à mon père assez indifférent,
Pourvu que vous et lui vous demeuriez ses gendres.
Mais à vous dire tout, je crains qu’Agésilas
N’y refuse l’aveu qui vous est nécessaire :
C’est