Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/94

Cette page n’a pas encore été corrigée

Célidan

Ta perte en mon bonheur me serait trop sensible ;

Et je m’en haïrais, si j’avais consenti

Que mon hymen laissât Alcidon sans parti.

Alcidon

Eh bien, pour t’arracher ce scrupule de l’âme

(Quoique je n’eus jamais pour elle aucune flamme),

J’épouserai Clarice. Ainsi, puisque mon sort

Veut qu’à mes amitiés je fasse un tel effort,

Que d’un de mes amis j’épouse la maîtresse,

C’est là que par devoir il faut que je m’adresse.

Philiste est un parjure, et moi ton obligé :

Il m’a fait un affront, et tu m’en as vengé.

Balancer un tel choix avec inquiétude,

Ce serait me noircir de trop d’ingratitude.

Célidan

Mais te priver pour moi de ce que tu chéris !

Alcidon

C’est faire mon devoir, te quittant ma Doris,

Et me venger d’un traître, épousant sa Clarice.

Mes discours ni mon cœur n’ont aucun artifice.

Je vais, pour confirmer tout ce que je t’ai dit,

Employer vers Doris mon reste de crédit :

Si je la puis gagner, je te réponds du frère,

Trop heureux à ce prix d’apaiser ma colère !

Célidan

C’est ainsi que tu veux m’obliger doublement.

Vois ce que je pourrai pour ton contentement.

Alcidon

L’affaire, à mon avis, deviendrait plus aisée,

Si Clarice apprenait une mort supposée…

Célidan

De qui ? de son amant ? Va, tiens pour assuré

Qu’elle croira dans peu ce perfide expiré.

Alcidon

Quand elle en aura su la nouvelle funeste,

Nous aurons moins de peine à la résoudre au reste.

On a beau nous aimer, des pleurs sont tôt séchés

Et les morts soudain mis au rang des vieux péchés.

Scène V

Célidan

Il me cède à mon gré Doris de bon courage ;

Et ce nouveau dessein d’un autre mariage,

Pour être fait sur l’heure, et tout nonchalamment,

Est conduit, ce me semble, assez accortement.

Qu’il en sait de moyens ! qu’il a ses raisons prêtes !

Et qu’il trouve à l’instant de prétextes honnêtes

Pour ne point rapprocher de son premier amour !

Plus j’y porte la vue, et moins j’y vois de jour.

M’aurait-il bien caché le fond de sa pensée ?

Oui, sans doute, Clarice a son âme blessée ;

Il se venge en parole, et s’oblige en effet.

On ne le voit que trop, rien ne le satisfait :

Quand on lui rend Doris, il s’aigrit davantage.

Je jouerais, à ce compte, un joli personnage !

Il s’en faut éclaircir. Alcidon ruse en vain,

Tandis que le succès est encore en ma main :

Si mon soupçon est vrai, je lui ferai connaître

Que je ne suis pas homme à seconder un traître.

Ce n’est point avec moi qu’il faut faire le fin,

Et qui me veut duper en doit craindre la fin.

Il ne voulait que moi pour lui servir d’escorte,

Et si je ne me trompe, il n’ouvrit point la porte ;

Nous étions attendus, on secondait nos coups ;

La nourrice parut en même temps que nous,

Et se pâma soudain avec tant de justesse,

Que cette pâmoison nous livra sa maîtresse.

Qui lui pourrait un peu tirer les vers du nez,

Que nous verrions demain des gens bien étonnés !

Scène VI

Célidan, la Nourrice

La Nourrice

Ah !

Célidan

j’entends des soupirs.

La Nourrice

Destins !

Célidan

C’est la nourrice ;

Qu’elle vient à propos !

La Nourrice

Ou rendez-moi Clarice…

Célidan

Il la faut aborder.

La Nourrice

Ou me donnez la mort.

Célidan

Qu’est-ce ? qu’as-tu, nourrice, à t’affliger si fort ?

Quel funeste accident ? quelle perte arrivée ?

La Nourrice

Perfide ! c’est donc toi qui me l’as enlevée ?

En quel lieu la tiens-tu ? dis-moi, qu’en as-tu fait ?

Célidan

Ta douleur sans raison m’impute ce forfait ;

Car enfin je t’entends, tu cherches ta maîtresse ?

La Nourrice

Oui, je te la demande, âme double et traîtresse.

Célidan

Je n’ai point eu de part en cet enlèvement ;

Mais je t’en dirai bien l’heureux événement.

Il ne faut plus avoir un visage si triste,

Elle est en bonne main.