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PHINÉE
Le tenter si souvent, c’est lasser sa clémence :
Il pourra vous punir de trop de confiance ;
Vouloir toujours faveur, c’est trop lui demander,
Et c’est un crime enfin que de tant hasarder.
Mais quoi ! n’est-il, seigneur, ni bonté paternelle,
Ni tendresse du sang qui vous parle pour elle ?
CÉPHÉE
Ah ! ne m’arrachez point mon sentiment secret.
Phinée, il est tout vrai, je l’expose à regret.
J’aime que votre amour en sa faveur me presse ;
La nature en mon cœur avec lui s’intéresse ;
Mais elle ne saurait mettre d’accord en moi
Les tendresses d’un père et les devoirs d’un roi ;
Et par une justice à moi-même sévère,
Je vous refuse en roi ce que je veux en père.
PHINÉE
Quelle est cette justice, et quelles sont ces lois
Dont l’aveugle rigueur s’étend jusques aux rois ?
CÉPHÉE
Celles que font les dieux, qui, tout rois que nous sommes,
Punissent nos forfaits ainsi que ceux des hommes,
Et qui ne nous font part de leur sacré pouvoir
Que pour le mesurer aux règles du devoir.
Que diraient mes sujets si je me faisais grâce,
Et si, durant qu’au monstre ou expose leur race,
Ils voyaient, par un droit tyrannique et honteux,
Le crime en ma maison, et la peine sur eux ?
PHINÉE
Heureux sont les sujets, heureuses les provinces
Dont le sang peut payer pour celui de leurs princes !
CÉPHÉE
Mais heureux est le prince, heureux sont ses projets,
Quand il se fait justice ainsi qu’à ses sujets !
Notre oracle, après tout, n’excepte point ma fille,
Ses termes généraux comprennent ma famille ;
Et ne confondre pas ce qu’il a confondu,
C’est se mettre au-dessus du dieu qui l’a rendu.
PERSÉE
Seigneur, s’il m’est permis d’entendre votre oracle,
Je crois qu’à sa prière il donne peu d’obstacle[1] ;
Il parle d’Andromède, il la nomme, il suffit,
Arrêtez-vous pour elle à ce qu’il vous en dit ;
La séparer longtemps d’un amant si fidèle.
C’est tout le châtiment qu’il semble vouloir d’elle.
Différez son hymen sans l’exposer au choix.
Le ciel assez souvent, doux aux crimes des rois.
Quand il leur a montré quelque légère haine,
Répand sur leurs sujets le reste de leur peine[2].
CÉPHÉE
Vous prenez mal l’oracle ; et pour l’expliquer mieux,
Sachez... Mais quel éclat vient de frapper mes yeux ?

D’où partent ces longs traits de nouvelles lumières ? (Le ciel s’ouvre durant cette contestation du roi avec Phinée, et fait voir dans un profond éloignement l’étoile de Vénus qui sert de machine pour apporter celte déesse jusqu’au milieu du théâtre. Elle s’avance lentement sans que l’œil puisse découvrir à quoi elle est suspendue ; et cependant le peuple a loisir de lui adresser ses vœux par cet hymne que chantent les musiciens.)

PERSÉE
Du ciel qui vient d’ouvrir ses luisantes barrières,
D’où quelque déité vient, ce semble, ici-bas
Terminer elle-même entre vous ces débats.
CASSIOPE
Ah ! je la reconnais, la déesse d’Éryce ;
C’est elle, c’est Vénus, à mes vœux si propice :
Je vois dans ses regards mon bonheur renaissant.
Peuple, faites des vœux, tandis qu’elle descend.

Scène III

Vénus, Céphée, Cassiope, Persée, Phinée, Chœur de musique, suite du Roi et de la Reine.
CHOEUR
Reine de Paphe et d’Amathonte[3],
Mère d’Amour, et fille de la mer.
Peux-tu voir sans un peu de honte
Que contre nous elle ait voulu s’armer,
Et que du même sein qui fut ton origine
Sorte notre ruine ?
Peux-tu voir que de la même onde
Il ose naître un tel monstre après toi ?
Que d’où vint tant de bien au monde
Il vienne enfin tant de mal et d’effroi,
  1. Un oracle qui donne peu d’obstacle à une prière, s’arrêter à ce que l’oracle en dit, le ciel qui est doux aux crimes des rois, et qui, leur ayant montré une légère haine, répand le reste de la peine sur les sujets ; tout cela est d’un style bien incorrect, bien dur, bien obscur, bien barbare. (V.)
  2. La pensée renfermée dans ces trois derniers vers est imitée d’Horace :

    Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

    Lib. I, Epist. II, V. 14

  3. Ce fut, dit-on, Boissette qui mit ce chœur en musique. On ne connaissait presque, en ce temps-là, qu’une espèce de faux-bourdon, qu’un contre-point grossier ; c’était une espèce de chant d’église, c’était une musique de barbares, en comparaison de celle d’aujourd’hui. Ces paroles : reine de Paphe sont aussi ridicules que la musique. Il n’y a rien de moins musical, de moins harmonieux que : d’où le mal procède part aussi le remède. Le fond de toute cette idée est fort beau : qu’importe le fond, quand les vers sont durs et secs ? C’est par l’heureux choix des mots et par la mélopée que la poésie réussit : les pensées les plus sublimes ne sont rien si elles sont mal exprimées. (V.)