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ACTE premier

Cette grande masse de montagnes et ces rochers élevés les uns sur les autres qui la composaient, ayant disparu en un moment par un merveilleux artifice, laissent voir en leur place la ville capitale du royaume de Céphée, ou plutôt la place publique de cette ville. Les deux côtés et le fond du théâtre sont des palais magnifiques, tous différents de structure, mais qui gardent admirablement l’égalité et les justesses de la perspective. Après que les yeux ont eu le loisir de se satisfaire à considérer leur beauté, la reine Cassiope paraît comme passant par cette place pour aller au temple : elle est conduite par Persée, encore inconnu, mais qui passe pour un cavalier de grand mérite qu’elle entretient des malheurs publics, attendant que le roi la rejoigne pour aller à ce temple de compagnie.


Scène I

Cassiope, Persée, suite de la reine.
CASSIOPE
Généreux inconnu qui chez tous les monarques
Portez de vos vertus les éclatantes marques,
Et dont l’aspect suffit à convaincre nos yeux
Que vous sortez du sang ou des rois ou des dieux,
Puisque vous avez vu le sujet de ce crime[1]
Que chaque mois expie une telle victime,
Cependant qu’en ce lieu nous attendrons le roi,
Soyez-y juste juge entre les dieux et moi.
Jugez de mon forfait, jugez de leur colère ;
Jugez s’ils ont eu droit d’en punir une mère,
S’ils ont dû faire agir leur haine au même instant.
PERSÉE
J’en ai déjà jugé, reine en vous imitant ;
Et si de vos malheurs la cause ne procède
Que d’avoir fait justice aux beautés d’Andromède,
Si c’est là ce forfait digne d’un tel courroux,
Je veux être à jamais coupable comme vous.
Mais comme un bruit confus m’apprend ce mal extrême
Ne le puis-je, madame, apprendre de vous-même,
Pour mieux renouveler ce crime glorieux
Où soudain la raison est complice des yeux ?
CASSIOPE
Écoutez : la douleur se soulage à se plaindre ;
Et quelques maux qu’on souffre ou que l’on aie à craindre,
Ce qu’un cœur généreux en montre de pitié
Semble en notre faveur en prendre la moitié.
Ce fut ce même jour qui conclut l’hyménée
De ma chère Andromède avec l’heureux Phinée :
Nos peuples, tout ravis de ces illustres nœuds,
Sur les bords de la mer dressèrent force jeux ;
Elle en donnait les prix. Dispensez ma tristesse
De vous dépeindre ici la publique allégresse ;
On décrit mal la joie au milieu des malheurs ;
  1. Le sujet de ce crime, ce crime glorieux, force jeux, ces miroirs vagabonds, et toute cette longue et inutile description de la jalousie des Néréides qui se choisissent six fois, pouvaient être les défauts du temps ; et il était permis à Corneille de s’égarer dans un genre qui n’était pas le sien. Ce genre ne fut perfectionné par Quinault que plus de trente ans après. Voyez comme, dans sa tragédie-opéra de Persée et Andromède, Cassiope raconte la même aventure, comme il n’y a rien de trop dans son récit, comme il ne fait point le poëte mal à propos ! tout est concis, vif, touchant, naturel, harmonieux :

    Heureuse épouse, tendre mère,
    Trop vaine d’un sort glorieux,
    Je n’ai pu m’empêcher d’exciter la colère
    De l’épouse du dieu de la terre et des cieux.
    J’ai comparé ma gloire à sa gloire immortelle :
    I.R déesse punit ma fierté criminelle ;
    Mais j’espère fléchir son courroux rigoureux.
    J’ordonne les célèbres jeux
    Qu’à l’honneur de Junon dans ces lieux on prépare ;
    Mon orgueil offensa cette divinité,
    Il faut que mon respect répare
    Le crime de ma vanité.
    ………….
    Les dieux punissent la fierté.
    Il n’est point de grandeur que le ciel irrité
    N’abaisse quand il veut, et ne réduise en poudre ;
    Mais un prompt repentir
    Peut arrêter la foudre
    Toute prête à partir.

    Les étrangers ne connaissent pas assez Quinault ; c’est un des beaux génies qui aient fait honneur au siècle de Louis XIV. Boileau, qui en parle avec tant de mépris, était incapable de faire ce que Quinault a fait : personne n’écrira mieux en ce genre ; c’est beaucoup que Corneille ait préparé de loin ces beaux spectacles. Une remarque importante à faire, c’est qu’il n’y a pas une seule faute contre la langue dans les opéras de Quinault, à commencer depuis Alceste. Aucun auteur n’a plus de précision que lui, et jamais cette précision ne diminue le sentiment ; il écrit aussi correctement que Boileau ; et on ne peut mieux le venger des critiques passionnées de cet homme, d’ailleurs judicieux, qu’en le mettant à côté de lui. (V.) — Remarquez pourtant que dans ces vers de Quinault il n’y a pas une seule expression poétique, une seule image, rien, en un mot, aux rimes près, qui les distingue de la prose. Que l’on vante, tant qu’on le voudra, cette facilité, ce naturel, et même celle pureté de langage ; nous n’en contestons pas le mérite ; il se peut sans doute comme le dit Voltaire, que Quinault écrive aussi correctement que Boileau, mais il s’en faut bien qu’il écrive aussi poétiquement, et c’est ce qui établit entre eux une différence qui ne permettra jamais qu’on les place à coté l’un de l’autre. Peut-être dira-t-on, en faveur de Quinault, que ses vers étaient précisément ce qu’ils devaient être pour être mis en chant : alors nous le louerons d’avoir si bien deviné quel était le genre de style le plus propre à faire valoir le talent d’un musicien ; mais il faudra convenir que ce genre est précisément celui d’une poésie facile et médiocre, à laquelle Racine n’aurait pu descendre. On peut en juger par les chœurs d’Esther et d'Athalie, qui sont d’une richesse de poésie si supérieure à tous les opéras de Quinault : il est vrai qu’ils n’ont point encore trouvé de musicien ; et nous n’en sommes pas surpris, parce que, pour les embellir, il faudrait au moins que le talent du musicien égalât le génie du poète ; ce qui peut-être n’arrivera jamais. (P.)