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Pour lui faire avec joie attendre les années
Qui feront éclater les belles destinées
Des peuples que son bras lui doit assujettir.
Calliope ta sœur, déjà d’un œil avide
Cherche dans l’avenir les faits de ce grand roi,
Dont les hautes vertus lui donneront emploi
Pour plus d’une Iliade et plus d’une Ænéide.
MELPOMÈNE
Que je porte d’envie à cette illustre sœur,
Quoique j’aie à craindre pour elle
Que sous ce grand fardeau sa force ne chancelle !
Mais, quel qu’en soit enfin le mérite et l’honneur,
J’aurai du moins cet avantage
Que déjà je le vois, que déjà le lui plais,
Et que de ses vertus, et que de ses hauts faits
Déjà dans ses pareils je lui trace une image.
Je lui montre Pompée, Alexandre, César,
Mais comme des héros attachés à son char ;
Et tout ce haut éclat où je les fais paraître
Lui peint plus qu’ils n’étaient, et moins qu’il ne doit être.
LE SOLEIL
Il en effacera les plus glorieux noms
Dès qu’il pourra lui-même animer son armée ;
Et tout ce que d’eux tous a dit la renommée
Te fera voir en lui le plus grand des Bourbons.
Son père et son aïeul tout rayonnants de gloire,
Ces grands rois qu’en tous lieux a suivis la Victoire,
Lui voyant emporter sur eux le premier rang,
En deviendraient jaloux s’il n’était pas leur sang.
Mais vole dans mon char, muse ; je veux t’apprendre
Tout l’avenir d’un roi qui t’est si précieux.
MELPOMÈNE
Je sais déjà ce qu’on doit en attendre,
Et je lis chaque jour son destin dans les cieux.
LE SOLEIL
Viens donc, viens avec moi faire le tour du monde ;
Qu’unissant ensemble nos voix,
Nous fassions résonner sur la terre et sur l’onde
Qu’il est et le plus jeune et le plus grand des rois.
MELPOMÈNE
Soleil, j’y vole ; attends-moi donc, de grâce.
LE SOLEIL
Viens, je t’attends, et te fais place.

Melpomène vole dans le char du Soleil, et, y ayant pris place auprès de lui, ils unissent leurs voix, et chantent cet air à la louange du roi. Le dernier vers de chaque couplet est répété par le chœur de la musique.

Cieux, écoutez ; écoutez, mers profondes ;
Et vous, antres et bois,
Affreux déserts, rochers battus des ondes,
Redites après nous d’une commune voix :
Louis est le plus jeune et le plus grand des rois.
La majesté qui déjà l’environne
Charme tous ses Français[1] ;
Il est lui seul digne de sa couronne ;
Et quand même le ciel l’aurait mise à leur choix,
Il serait le plus jeune et le plus grand des rois[2].
C’est à vos soins, reine, qu’on doit la gloire
De tant de grands exploits ;
Ils sont partout suivis de la victoire ;
Et l’ordre merveilleux dont vous donnez ses lois
Le rend et le plus jeune et le plus grand des rois.
LE SOLEIL
Voilà ce que je dis sans cesse
Dans tout mon large tour.
Mais c’est trop retarder le jour ;
Allons, muse, l’heure me presse,
Et ma rapidité
Doit regagner le temps que sur cette province
Pour contempler ce prince
Je me suis arrêté.

(Le Soleil part avec rapidité, et enlève Melpomène avec lui dans son char, pour aller publier ensemble la même chose au reste de l’univers.)


FIN DU PROLOGUE
  1. On prononçait alors François, Anglois, ce qui était très dur à l’oreille. On dit aujourd’hui : Anglais et Français ; mais les imprimeurs ne se sont pas encore défaits du ridicule usage d’imprimer avec un o ce qu’on prononce avec un a : les Italiens ont eu plus de goût et de hardiesse ; ils ont supprimé toutes les lettres qu’ils ne prononcent pas. (V.)
  2. Racine a heureusement imité cet endroit dans sa Bérénice :

    Parle ; peut-on le voir sans penser, comme moi,
    Qu’en quelque obscurité que le ciel l’eût fait naître,
    Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

    C’est là qu’on voit l’homme de goût et l’écrivain aussi délicat qu’élégant : il fait parler Bérénice de son amant : ce n’est point une louange vague, le sentiment seul agit, l’éloge part du cœur. Quelle prodigieuse différence entre ces vers charmants et ce refrain : Il est le plus jeune et le plus grand des rois ! (V.) — À quel propos Voltaire met-il ici les vers de Racine en comparaison avec ceux de Corneille ? Melpomène, en parlant du jeune Louis, ne pouvait en parler comme Bérénice parle de son amant. (P.)