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naître.

En l’état où je suis, c’est une lâcheté

D’insulter aux malheurs où vous m’avez jeté,

Et l’amertume, enfin, de cette raillerie

Tournerait aisément ma douleur en furie.

Si quelque espoir arrête et suspend mon courroux,

Il ne peut être grand, puisqu’il n’est plus qu’en vous,

En vous, que j’ai traitée avec tant d’insolence,

En vous, de qui la haine a tant de violence

Contre ces malheurs même où vous m’avez jeté,

J’espère encore en vous trouver quelque bonté ;

Je fais plus, je l’implore, et cette âme si fière

Du haut de son orgueil descend à la prière,

Après tant de mépris s’abaisse pleinement,

Et de votre triomphe achève l’ornement.

Voyez ce qu’aucun dieu n’eût osé vous promettre,

Ce que jamais mon cœur n’aurait cru se permettre :

Placide suppliant, Placide à vos genoux,

Vous doit être, Madame, un spectacle assez doux,

Et c’est par la douceur de ce même spectacle

Que mon cœur vous demande un aussi grand miracle :

Arrachez Théodore aux hontes d’un arrêt

Qui mêle avec le sien mon plus cher intérêt.

Tout ingrate, inhumaine, inflexible, chrétienne,

Madame, elle est mon choix et sa gloire est la mienne :

S’il faut qu’elle subisse une si rude loi,

Tout l’ignominie en rejaillit sur moi,

Et je n’ai pas moins qu’elle à rougir d’un supplice

Qui profane l’autel où j’ai fait sacrifice,

Et de l’illustre objet de mes plus saints désirs

Fait l’infâme rébut des plus sales plaisirs.

S’il vous demeure encor quelque espoir pour Flavie,

Conservez-moi l’honneur pour conserver sa vie,

Et songez que l’affront où vous m’abandonnez,

Déshonore l’époux que vous lui destinez.

Je vous le dis encor, sauvez-moi cette honte,

Ne désespérez pas une âme qui se dompte,

Et, par le noble effort d’un généreux emploi,

Triomphez de vous-même aussi bien que de moi.

Théodore est pour vous une utile ennemie,

Et, si proche qu’elle est de choir dans l’infamie,

Ma plus sincère ardeur n’en peut rien obtenir.

Vous n’avez pas beaucoup à craindre l’avenir :

Le temps ne la rendra que plus inexorable.

Le temps détrompera peut-être un misérable ;

Daignez lui donner lieu de me pouvoir guérir,

Et ne me perdez pas en voulant m’acquérir.

Marcelle

Quoi ! Vous voulez enfin me devoir votre gloire !

Certes, un tel miracle est difficile à croire,

Que vous, qui n’aspiriez qu’à ne me devoir rien,

Vous me vouliez devoir un si précieux bien.

Mais comme en ses désirs aisément on se flatte,

Dussé-je contre moi servir une âme ingrate,

Perdre encor mes faveurs, et m’en voir abuser,

Je vous aime encor trop pour vous rien refuser.

Oui, puisque Théodore, enfin, me rend capable

De vous rendre une fois un office agréable,

Puisque son intérêt vous force à me traiter

Mieux que tous mes bienfaits n’avaient su mériter,

Et par soin de vous plaire et par reconnaissance,

Je vais pour l’un et l’autre employer ma puissance,

Et, pour un peu d’espoir qui m’est en vain rendu,

Rendre à mes ennemis l’honneur presque perdu ;

Je vais d’un juste juge adoucir la colère,

Rompre le triste effet d’un arrêt trop sévère,

Répondre à votre attente, et vous faire éprouver

Cette bonté qu’en moi vous espérez trouver.

Jugez par cette épreuve, à mes vœux si cruelle,

Quel pouvoir vous avez sur l’esprit de Marcelle,

Et ce que vous pourriez un peu plus complaisant,

Quand vous y pouvez tout même en la méprisant !

Mais pourrai-je à mon tour vous faire une prière ?

Placide

Madame, au nom des dieux, faites-moi grâce entière :

En l’état où je suis, quoi qu’il puisse avenir,

Je vous dois tout promettre, et ne puis rien tenir ;

Je ne vous puis donner qu’une attente frivole.

Ne me réduisez point à manquer de parole ;

Je crains, mais j’aime encore, et mon cœur amoureux…

Marcelle

Le mien est raisonnable autant que généreux.

Je ne demande pas que vous cessiez encore

Ou de haïr Flavie, ou d’aimer Théodore :

Ce grand coup doit tomber plus insensiblement

Et je me défierais d’un si prompt changement.

Il faut languir encor dedans l’incertitude,

Laisser faire le temps et cette ingratitude ;

Je ne veux à présent qu’une fausse pitié,

Qu’une feinte douceur, qu’une ombre d’amitié :

Un moment de visite à la triste Flavie

Des portes du trépas rappellerait sa vie ;

Cependant que pour vous je vais tout obtenir,

Pour soulager ses maux allez l’entretenir ;

Ne lui promettez rien, mais souffrez qu’elle espère,

Et trompez-la du moins pour la rendre à sa mère.

Un coup d’œil y suffit, un mot ou deux plus doux ;

Faites un peu pour moi quand je fais tout pour vous :

Daignez pour Théodore un moment vous contraindre.

Placide

Un moment est bien long à qui ne sait pas feindre ;

Mais vous m’en conjurez par un nom trop puissant

Pour ne rencontrer pas un cœur obé