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de vous.

Aussi ne pensez pas que je vous importune

De payer mon amour ou de voir ma fortune :

Je ne demande pas un bien que leur soit dû

Mais je viens pour vous rendre un bien presque perdu,

Encor le même amant qu’une rigueur si dure

A toujours vu brûler et souffrir sans murmure,

Qui plaint du sexe en vous les respects violés,

Votre libérateur enfin, si vous voulez.

Théodore

Pardonnez donc, Seigneur, à la première idée

Qu’a jeté dans mon âme une peur mal fondée :

De mille objets d’horreur mon esprit combattu

Aurait tout soupçonné de la même vertu ;

Dans un péril si proche et si grand pour ma gloire,

Comme je dois tout craindre, aussi je puis tout croire,

Et mon honneur timide, entre tant d’ennemis,

Sur les ordres du père a mal jugé du fils.

Je vois, grâces au ciel, par un effet contraire,

Que la vertu du fils soutient celle du père,

Qu’elle ranime en lui la raison qui mourait,

Qu’elle rappelle en lui l’honneur qui s’égarait,

Et, le rétablissant dans une âme si belle,

Détruit heureusement l’ouvrage de Marcelle.

Donc à votre prière il s’est laissé toucher ?

Placide

J’aurais touché plutôt un cœur tout de rocher :

Soit crainte, soit amour qui possède son âme,

Elle est tout asservie aux fureurs d’une femme.

Je le dis à ma honte, et j’en rougis pour lui,

Il est inexorable, et j’en mourrais d’ennui

Si nous n’avions l’Égypte où fuir l’ignominie

Dont vous veut lâchement combler sa tyrannie.

Consentez-y, Madame, et je suis assez fort

Pour rompre vos prisons et changer votre sort ;

Ou si votre pudeur, au peuple abandonnée,

S’en peut mieux affranchir que par mon hyménée,

S’il est quelque autre voie à vous sauver l’honneur,

J’y consens, et renonce à mon plus doux bonheur.

Mais si, contre un arrêt à cet honneur funeste,

Pour en rompre le coup ce moyen seul vous reste,

Si, refusant Placide, il vous faut être à tous,

Fuyez cette infamie en suivant un époux,

Suivez-moi dans des lieux où je serai le maître,

Où vous serez sans peur ce que vous voudrez être,

Et peut-être, suivant ce que vous résoudrez,

Je n’y serai bientôt que ce que vous voudrez.

C’est assez m’expliquer ; que rien ne vous retienne :

Je vous aime, Madame, et vous aime chrétienne ;

Venez me donner lieu d’aimer ma dignité,

Qui fera mon bonheur et votre sûreté.

Théodore

N’espérez pas, Seigneur, que mon sort déplorable

Me puisse à votre amour rendre plus favorable,

Et que d’un si grand coup mon esprit abattu

Défère à ses malheurs plus qu’à votre vertu.

Je l’ai toujours connue et toujours estimée,

Je l’ai plainte souvent d’aimer sans être aimée,

Et, par tous ces dédains où j’ai su recourir,

J’ai voulu vous déplaire afin de vous guérir.

Louez-en le dessein, en apprenant la cause.

Un obstacle éternel à vos désirs s’oppose :

Chrétienne, et sous les lois d’un plus puissant époux…

Mais, Seigneur, à ce mot ne soyez pas jaloux :

Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,

Il est plus grand que vous, mais ce n’est point un homme ;

C’est le Dieu des chrétiens, c’est le maître des rois,

C’est lui qui tient ma foi, c’est lui dont j’ai fait choix,

Et c’est enfin à lui que mes vœux ont donnée

Cette virginité que l’on a condamnée.

Que puis-je donc pour vous, n’ayant rien à donner ?

Et par où votre amour se peut-il couronner,

Si pour moi votre hymen n’est qu’un lâche adultère,

D’autant plus criminel qu’il serait volontaire,

Dont le ciel punirait les sacrilèges nœuds,

Et que ce Dieu jaloux vengerait sur tous deux ?

Non, non, en quelque état que le sort m’ait réduite,

Ne me parlez, Seigneur, ni d’hymen, ni de fuite :

C’est changer d’infamie, et non pas l’éviter ;

Loin de m’en garantir, c’est m’y précipiter.

Mais, pour braver Marcelle et m’affranchir de honte,

Il est une autre voie et plus sûre et plus prompte,

Que dans l’éternité j’aurais lieu de bénir :

La mort ; et c’est de vous que je dois l’obtenir.

Si vous m’aimez encor, comme j’ose le croire,

Vous devez cette grâce à votre propre gloire ;

En m’arrachant la mienne on la va déchirer ;

C’est votre choix, c’est vous, qu’on va déshonorer.

L’amant si fortement s’unit à ce qu’il aime,

Qu’il en fait dans son cœur une part de lui-même ;

C’est par là qu’on vous blesse, et c’est par là, Seigneur,

Que peut jusques à vous aller mon déshonneur.

Tranchez donc cette part par où l’ignominie

Pourrait souiller l’éclat d’une si belle vie ;

Rendez à votre honneur toute sa pureté,

Et mettez par ma mort son lustre en sûreté.

Mille dont votre Rome adore la mémoire

Se sont bien tout entiers immolés à leur gloire ;

Comme eux, en vrai Romain, de la vôtre